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Où Leni rencontre Goebbels  pour défendre son film et celui d’un ami

Bien calée au fond d’un fauteuil de cuir, Leni Riefenstahl observait avec attention le cabinet de travail de Joseph Goebbels. Les rideaux étaient d’un rouge sombre, les meubles luxueux, les murs lambrissés. Derrière le bureau en acajou foncé, un immense portrait du Führer et, sur la gauche, un tableau représentant Frédéric le Grand. Où étaient les promesses du ministre de la Propagande ? A l’époque où il était encore Gauleiter de Berlin, n’avait-il pas assuré à ses électeurs qu’une fois les nationaux-socialistes parvenus au pouvoir, aucun ministre ne toucherait plus de mille marks par mois ? Goebbels fit son apparition, vêtu de son uniforme militaire – bien qu’il n’eût jamais été soldat. Il salua son invitée et s’assit.

— Merci d’avoir répondu à mon appel, commença-t-il d’un ton affable.

— Pourquoi cette invitation ? s’inquiéta Leni, bien déterminée à ne pas se laisser intimider par le ministre. Que me voulez-vous ? Vous m’avez toujours combattue par le passé. Pourquoi vous intéressez-vous subitement à mon travail ?

« Sacré tempérament ! » songea Goebbels. Quel âge avait cette réalisatrice effrontée ? Trente, trente-cinq ans peut-être… Il l’admirait moins pour sa beauté un peu froide qui avait séduit Hitler que pour la qualité de son travail de cinéaste, mais elle l’agaçait par son excès de zèle et son caractère insupportable : pour obtenir des subventions, elle piquait des crises d’hystérie et se mettait à pleurer comme une enfant ; lorsqu’il lui refusait ce qu’elle réclamait, elle n’hésitait pas à solliciter l’intervention directe du Führer qui lui donnait toujours raison. Deux ans plus tôt, elle l’avait tellement irrité qu’il avait menacé de la jeter dans l’escalier !

— Le sujet m’intéresse en tant que ministre de la Propagande.

— Ce ne sera pas un film de propagande.

— Si ! Les Jeux doivent être un prétexte pour mettre en valeur le Führer et montrer au monde la grandeur du national-socialisme. Il ne faudra rien laisser au hasard, ni les banderoles, ni les drapeaux, ni la musique, ni les chants, ni la lumière… Nous devons, pour ainsi dire, annihiler les consciences, entretenir une permanente absence de réflexion, transporter la foule, faire appel aux instincts les plus primitifs des masses !

Il se renversa sur son fauteuil, croisa les jambes sur son bureau (« Quel goujat ! » songea Leni) et ajouta d’une voix assurée :

— Sur les plans destinés aux visiteurs, dans le programme, dans le journal des Jeux, il est primordial de mettre l’accent sur la grandeur du IIIe Reich.

— Sauf votre respect, Herr Doktor, ne craignez-vous pas qu’on nous accuse de verser dans la propagande la plus vulgaire ?

Goebbels considéra la jeune femme avec amusement. Que signifiait sa question ? Leni était elle-même l’un des instruments de la propagande nazie. Insinuait-elle, pour se mettre en valeur, que le travail qu’il accomplissait lui-même était « vulgaire » alors que son oeuvre cinématographique à elle représentait le « grand art » ?

— Sachez, Fräulein Riefenstahl, que personne ne peut dire : « Votre propagande est trop brutale, trop vulgaire. » La propagande ne doit pas être correcte, douce, prudente ou humble. L’essentiel est son succès. Ce qui m’importe, ce n’est pas qu’elle ait de la tenue, mais qu’elle donne les résultats escomptés.

— Mais manipuler ainsi le peuple, n’est-ce pas le tromper ? objecta-t-elle.

— La propagande n’a rien à voir avec la vérité, répliqua-t-il en écartant une mouche imaginaire.

La cinéaste secoua la tête, consternée par la réponse de son interlocuteur.

— Combien de temps vous faudra-t-il pour achever votre film sur les Jeux ? reprit le ministre en se curant le nez.

— Il se fera en deux parties. Comme il y aura des masses gigantesques de pellicule à traiter au montage, il faudra bien compter un an et demi de travail.

Goebbels regarda Leni d’un air éberlué et éclata de rire.

— Vous perdez la tête ! Croyez-vous vraiment qu’on s’intéressera encore à ces jeux Olympiques deux ans après, au point d’aller voir un film sur le sujet ? Tout cela n’est qu’une plaisanterie, vous n’y pensez pas sérieusement ! Filmer ces Jeux n’a de sens que si le film peut être projeté au plus tard quelques jours après la fin de l’événement. Ce n’est pas la qualité qui compte dans cette affaire, c’est la rapidité !

— Ce dont vous parlez relève des actualités de la semaine, Herr Doktor. Dans ma conception, le film sur les Jeux est une oeuvre d’art qui doit conserver toute sa valeur au fil du temps. Pour atteindre ce niveau, il faudra enregistrer des centaines de milliers de mètres de pellicule, les visionner, les monter, les synchroniser. C’est un travail éprouvant ! Il existe au total cent trente-six compétitions, comprenant des éliminatoires, des quarts de finale, des demi-finales qui peuvent être plus intéressantes que les finales au niveau des performances et des images. Or, si je me limite à cent mètres de pellicule au montage, ce qui représente à peu près trois minutes et demie de film, cela donnerait treize mille six cents mètres !

Goebbels émit un sifflement strident.

— De quoi faire cinq films !

— Et ce n’est pas fini : beaucoup de choses restent à ajouter, comme le prologue en Grèce dans les temples, la course de relais de la flamme olympique, la cérémonie d’ouverture des Jeux, la chorégraphie olympique, la vie dans le village olympique…

— Renoncez à l’exhaustivité, Fräulein Riefenstahl. Procédez à des choix, des rejets systématiques, gardez l’essentiel !

— Facile à dire, Herr Doktor. Comment savoir si un record du monde sera battu dans telle ou telle discipline ? Il me faudra filmer tout ce qui se passera dans le stade pendant toute la durée des Jeux, et cela sous tous les angles et selon toutes les perspectives possibles… Et je ne suis même pas certaine que de ces prises de vue sortira quelque chose de réussi !

Elle poussa un long soupir, puis enchaîna :

— Ce qui me préoccupe également, c’est de devenir compétente et experte dans chaque discipline pour choisir et éliminer en connaissance de cause. Autrement, il me sera difficile de faire ressortir la dimension poétique, esthétique, la charge dramaturgique de chaque sport.

— Moi, ce qui me préoccupe, c’est que votre projet sera très probablement une catastrophe financière.

— Pourquoi dites-vous cela ? La garantie promise par la Tobis1 suffira. Et puis, la nature même du film allège le budget puisqu’il n’y a ni frais de location de studios, ni cachets de vedettes.

A court d’arguments, Goebbels revint à la charge :

— Vous croyez vraiment que le public s’intéressera à un film qui lui montrera les Jeux un an, ou même deux, après qu’ils auront eu lieu ? Et vous voulez faire deux films de suite, de surcroît ? Cette idée ne me plaît pas.

— Il n’y a pas d’autre solution, répliqua-t-elle. Diviser le film en deux parties est impératif, même si je ne montre que l’essentiel des événements. Le premier volet, avec le prologue en Grèce et les compétitions, s’intitulera : Fest der Völker (Festival des nations), le second, plus poétique : Fest der Schönheit (Festival de la beauté). Le tout aura pour titre : Olympia. Les Dieux du stade.

Goebbels haussa les épaules. Il ne servait à rien de discuter avec une femme aussi têtue.

— Comme vous voudrez. Je vous souhaite bien du plaisir et beaucoup de chance dans votre aventure. Je mettrai le Führer au courant de votre projet.

Leni Riefenstahl le salua d’un hochement de tête et se leva pour prendre congé. Au moment de sortir de la pièce, elle se ravisa et, toisant son interlocuteur, lui demanda :

— Avez-vous vu le film de Willy Zielke, La Bête d’acier ?

— Je ne l’ai pas encore visionné. Si mes souvenirs sont bons, il s’agit d’une commande de la Reichsbahn2 pour le centième anniversaire de la première ligne à vapeur, n’est-ce pas ?

— C’est exact. C’est une symphonie grandiose d’images, la plus impressionnante à laquelle j’aie assisté depuis Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Mais ces messieurs de la Direction générale des chemins de fer ont décidé d’interdire la diffusion du film et d’en détruire toutes les copies. Ils s’attendaient à un film plaisant, ils ont découvert une oeuvre forte, ce qui, visiblement, leur a déplu.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? fit Goebbels d’un air impuissant.

— En votre qualité de grand patron de l’industrie du cinéma allemand, vous devriez empêcher au moins la destruction du négatif. Zielke a consacré un an de sa vie à ce film, il y a travaillé avec une passion obsessionnelle. Est-ce ainsi qu’on le récompense ?

Le ministre eut un sourire énigmatique. D’après ses renseignements, Leni entretenait une liaison secrète avec Zielke. En prenant sa défense, plaidait-elle pour l’amant ou pour l’artiste ? L’idée de taquiner la jeune femme lui traversa l’esprit.

— L’erreur incombe à la direction de la Reichsbahn. A-t-on idée de confier pareil projet à un metteur en scène révolutionnaire comme Zielke, au lieu d’engager un réalisateur plus conventionnel ? Avant d’intervenir en faveur du film, il me faut le voir. Seriez-vous d’accord pour assister avec moi à une projection privée ?

— Avec plaisir, répliqua Leni sans hésiter. Je tiens absolument à sauver ce film !

Goebbels exulta. Donner à la cinéaste de faux espoirs lui procurait une grande jouissance.

 

Quelques jours plus tard, le secrétaire de Goebbels informa Leni que le ministre lui donnait rendez-vous dans l’après-midi pour visionner La Bête d’acier. Elle s’habilla, troqua sa jupe contre un pantalon pour éloigner les tentations, et se présenta à l’ancien palais du prince Karl sur la Wilhelmsplatz. A sa grande surprise, Goebbels n’avait invité personne à l’exception d’une jeune actrice tchèque vêtue d’une robe échancrée qui révélait le galbe de ses seins. Le ministre offrit du champagne, puis proposa aux deux jeunes femmes de gagner la vaste salle qu’il réservait aux projections privées. Tous les trois prirent place sur un grand canapé. Par prudence, de crainte que l’épisode de l’Opéra ne se reproduisît, Leni se tint loin de son hôte. Dès que le noir se fit et que le film eut commencé, la jeune actrice tchèque se blottit contre Goebbels qui lui entoura l’épaule de son bras. Puis elle se mit à lancer des remarques stupides à propos du travail de Zielke, en ricanant aux passages les plus intéressants, et en éclatant parfois d’un rire vulgaire sans aucune raison. Cette hilarité absurde avait un effet contagieux sur Goebbels, qu’elle tutoyait et qu’elle surnommait affectueusement « Youpp », diminutif de Joseph. Leni grimaça, consternée. Au fond, le plus pénible était moins le spectacle de ce couple ridicule que le fait que le ministre ne prît pas la peine d’accorder la moindre chance au film qu’il était supposé défendre. A l’avance, son rire condamnait l’oeuvre.

Quand la lumière revint, le ministre se leva et s’approcha de Leni :

— Vous savez, Fräulein Riefenstahl, je crois que le grand public réagira de la même façon que cette jeune dame. Je reconnais que le metteur en scène n’est pas dépourvu de talent, mais pour la masse, cette oeuvre est incompréhensible. Elle est trop moderne, trop abstraite.

Il la regarda fixement, puis ajouta, l’air sévère :

— Cela pourrait bien être un film bolchevique. Et il est tout à fait normal que la direction de la Reichsbahn le trouve insupportable !

Leni perdit contenance :

— Mais ce n’est quand même pas une raison pour détruire ce film qui est un véritable chef-d’oeuvre ! s’exclama-t-elle, outrée.

Goebbels sourit, comme s’il savourait sa victoire. Il éprouvait de la joie, une joie sadique, à faire sortir Leni de ses gonds. En la traitant ainsi, il la punissait d’avoir refusé ses avances.

— Je regrette infiniment, Fräulein Riefenstahl, conclut-il d’un ton sec. Mais la décision dépend entièrement de la Reichsbahn qui a financé le film. Je ne veux pas m’immiscer dans ses affaires !

Folle de rage, Leni Riefenstahl tourna les talons et sortit en pestant.

1- La Tobis Filmkunst GmbH : société de production cinématographique allemande.

2- Compagnie des chemins de fer du Reich.