Où l’on voit un lutteur allemand
refuser de faire le salut nazi
Werner Seelenbinder n’avait pas la corpulence des sumos, mais un corps nerveux et musclé qui lui permettait d’échapper facilement à l’étreinte de ses adversaires. Le dos voûté, les jambes fléchies, le lutteur commença par jauger son rival, puis, se décidant, se jeta sur lui, le déséquilibra et le plaqua au tapis. Les juges, unanimes, le déclarèrent vainqueur. Werner ferma les yeux. Il venait d’être sacré champion d’Allemagne : ce titre couronnait des années d’efforts, d’entraînement et de souffrances. Sentant les larmes lui monter aux yeux, il les réprima. « Un lutteur qui pleure, ce n’est pas sérieux », se dit-il. L’hymne national de son pays retentit. Escorté par ses adversaires arrivés deuxième et troisième, il monta sur la première marche du podium, mais, contrairement à eux, ne fit pas le salut nazi. Dans les tribunes, les spectateurs se regardèrent, interloqués par le culot du vainqueur. Les officiels présents s’étranglèrent de rage : comment donc ce sportif osait-il défier le régime d’Adolf Hitler qui, en cette année 1933, venait de prendre le pouvoir ? De notoriété publique, Seelenbinder était communiste et ne portait pas le Führer dans son coeur. Mais était-ce une raison pour mêler sport et politique ?
Le soir même, alors que Werner prenait sa douche chez lui, il entendit un bruit de verre brisé. Le lutteur enfila rapidement son caleçon et se rua hors de la salle de bains. Il vit son père accroupi dans le vestibule, la tête entre les mains, figé par la peur.
— Que se passe-t-il, papa ?
— Les SA nous bombardent de projectiles !
— Les SA ? Pour quelle raison ?
— A cause de ton refus de faire le salut nazi, sans doute, répondit M. Seelenbinder d’une voix altérée.
Fou de rage, le lutteur ouvrit violemment la porte. Les SA qui encerclaient la maison sursautèrent : ils ne s’attendaient pas à voir le colosse sortir de sa tanière. Profitant de leur surprise, Werner se jeta sur eux et les terrassa l’un après l’autre. Deux individus tentèrent de le ceinturer. Mal leur en prit : il les plaqua contre le sol comme ses adversaires du matin et les assomma d’un coup de poing terrible. Jugeant qu’ils n’étaient pas de taille à lui tenir tête, les SA détalèrent sans demander leur reste.
— Tu es blessé ? balbutia son père, toujours livide.
— Non, non, ça va. Ces voyous ne savent pas à qui ils ont affaire !
— Werner, reprit M. Seelenbinder en se relevant, j’ai à te parler.
— Je sais, papa, je sais ce que tu vas me dire. Tu penses que je devrais mettre en sourdine mes activités politiques pour me consacrer au sport. Je te réponds tout de suite : c’est impossible ! Je suis communiste et fier de l’être ! Le sport est pour moi un acte de résistance contre les nazis, tu comprends ?
— Je ne suis pas tranquille, Werner. Reste loin de la politique, elle ne t’attirera que des ennuis, crois-moi.
Le lutteur respectait son père au plus haut point. Il savait tous les sacrifices qu’il avait consentis, avant de se retrouver au chômage, pour lui permettre de s’adonner à sa passion et lui assurer une vie digne. Mais il ne pouvait lui révéler qu’il était allé trop loin dans son engagement politique et qu’il faisait partie de l’Uhrig Group, une association de communistes berlinois fondée par Robert Uhrig, un ouvrier de l’usine Osram à Berlin-Moabit, qui militait en secret contre le nazisme et se trouvait en contact étroit avec le Red Sports International – une organisation communiste sportive disposant d’une section très active au Danemark. Il l’embrassa sur le front et alla s’habiller.
Huit jours plus tard, on frappa très tôt à la porte des Seelenbinder. Werner, qui, comme chaque matin, faisait des exercices de musculation, ouvrit. Un homme en imperméable noir se tenait sur le seuil. Tout dans sa physionomie, du crâne rasé aux yeux globuleux, lui donnait un aspect démoniaque. « La Gestapo », songea le lutteur en frissonnant.
— Je suis l’inspecteur principal Baumeister, veuillez nous suivre, assena l’énergumène, confirmant les soupçons du jeune homme.
Pourquoi parlait-il au pluriel ? Werner regarda par-dessus l’épaule de l’inspecteur. Dans la rue, trois BMW noires attendaient, bondées de policiers armés. Avertie de l’incident avec les SA, la Gestapo avait préféré prendre ses précautions.
— Je vois que vous avez prévu un comité d’accueil, ironisa le sportif.
— Nous n’avons pas de temps à perdre, répliqua Baumeister d’un ton glacial. Emportez vos affaires et suivez-nous !
Werner gagna sa chambre et fourra dans son sac de sport un pyjama et du linge propre. La fenêtre ouverte lui donna envie de s’échapper. Mais il se ravisa. A quoi bon devenir un hors-la-loi ? Il n’avait commis aucun crime ! Il entra dans la chambre de son père qui dormait encore. Que lui dire ? Il préféra ne pas le réveiller et lui laissa un mot sur sa commode.
— Schnell ! s’écria Baumeister, à bout de patience, en dégainant son Parabellum pour mieux intimider le lutteur.
Werner sortit de sa maison et monta à bord d’une des voitures.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à l’inspecteur qui s’était assis à ses côtés.
— Il est dommage qu’un grand sportif comme vous se fourvoie. Nous savons tout de vos activités…
Werner tressaillit. Avait-on découvert ses liens avec l’Uhrig Group ?
— Nous savons que vous vous êtes converti au communisme lors d’un voyage à Moscou il y a quatre ans et que vous êtes membre du KPD1.
— Je ne suis pas le seul, objecta le lutteur.
— Oui, mais votre récente attitude en public risque de vous coûter cher, très cher…
La voiture s’arrêta devant la Columbia Haus, près de l’aéroport de Tempelhof. L’endroit, de sinistre réputation, était réservé aux opposants et aux espions. Une heure durant, Baumeister interrogea le lutteur sans relâche. Mais Werner ne révéla rien. A bout de patience, l’inspecteur sortit de la pièce et fit signe à un jeune policier de le remplacer.
— Vous… vous êtes le fameux Werner Seelenbinder ? lui demanda-t-il d’une voix émue.
— Lui-même !
— Je vous ai toujours admiré… J’ai votre photo collée sur un mur de ma chambre… Ne vous en faites pas, vous serez libéré bientôt. Je donnerai des instructions pour qu’on vous traite avec les égards qui vous sont dus.
— Etes-vous sûr qu’ils vont me relâcher ?
— Sûr et certain ! Mais ils risquent de vous interdire de participer aux compétitions nationales et internationales…
Werner eut un sourire narquois.
— Je ne le crois pas.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? fit le policier en levant les sourcils.
— Ils ne pourront pas se passer de moi, répliqua Werner avec crânerie. Je suis leur meilleur champion !
1- Kommunistische Partei Deutschlands : Parti communiste allemand.