Où Leni filme la cérémonie
d’ouverture
tandis que Jesse attend ses chaussures
Situé au nord de Charlottenburg, le Reichssportfeld abritait le stade, une piscine olympique et une vaste esplanade pouvant accueillir près d’un demi-million de personnes – le Maifeld –, dominée par le Glockenturm, le clocher olympique, portant l’inscription : « J’appelle la jeunesse du monde. » La Via Triumphalis, qui partait de l’ancien palais impérial pour aboutir à l’Olympiastadion, était pavoisée. Partout, le drapeau rouge à croix gammée voisinait avec le drapeau blanc aux cercles entrelacés de l’olympisme. Des guirlandes de fleurs, des cocardes, des fanions, des banderoles célébrant le nazisme pendaient aux balcons. D’immenses lithographies, représentant les grandes villes allemandes, étaient placardées sur les murs. La foule était surtout composée de SA en tenue kaki et de membres de l’association La Force par la joie reconnaissables à l’insigne nazi au revers de leur veston. Disposées tout autour et aux abords du stade, les statues massives réalisées par Georg Kolb et Arno Breker symbolisaient la puissance et la domination. Dans le ciel, le dirigeable Hindenburg, pareil à une saucisse géante, survolait les tribunes.
A 16 heures, les brigades des Jeunesses hitlériennes ouvrirent le défilé au pas cadencé. Leni Riefenstahl prit aussitôt position face à la tribune. Elle était sur le pied de guerre depuis 6 heures du matin. Pour la cérémonie d’ouverture, elle avait mobilisé soixante opérateurs et, pour filmer les hôtes d’honneur, attaché deux caméras avec des cordes à la balustrade. Quand des hommes de la SS avaient essayé de démonter ces équipements en se prévalant d’un ordre exprès émanant du ministre Goebbels, elle s’y était opposée en leur affirmant qu’elle avait obtenu l’autorisation personnelle du Führer de placer ces caméras à cet endroit précis. Impressionnés par la détermination de la jeune femme, les SS avaient fini par battre en retraite.
Goebbels fit son entrée sur la tribune, en costume sombre. Voyant que ses instructions n’avaient pas été suivies, il fonça sur Leni :
— Que faites-vous donc ? s’écria-t-il, furibond. Vous êtes folle ? Vous ne pouvez pas rester ici avec vos caméras encordées, vous détruisez tout l’effet de la cérémonie ! Fichez-moi le camp immédiatement, vous et votre attirail !
Leni sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Cela fait déjà un bon moment que j’ai demandé la permission du Führer, et il me l’a accordée, objecta-t-elle. Il n’y a pas d’autre endroit d’où je puisse filmer l’allocution d’ouverture, et cette cérémonie est historique. Il est hors de question qu’elle soit absente de mon film sur les Jeux !
— Pourquoi n’avez-vous pas installé vos caméras de l’autre côté du stade ?
— Techniquement, c’est impossible. Il n’y a pas de caméras capables de filmer à une telle distance.
— Et pourquoi n’avez-vous pas construit une tour spéciale à côté de la tribune ?
— Tout simplement parce que vous l’avez refusé !
A ce moment précis, Goebbels s’aperçut que son rival, le général Göring, avait fait son apparition dans la tribune d’honneur, tout de blanc vêtu, Charles Lindbergh à son côté.
— Votre caméra se trouve juste devant son siège, grogna le ministre de la Propagande. Il va encore me reprocher de l’avoir fait exprès !
Alerté par les sanglots de Leni Riefenstahl, le général s’approcha.
— Que se passe-t-il, Leni ?
— Le Dr Goebbels pense que ma caméra va vous obstruer la vue. Il veut que je la démonte à quelques minutes du début de la cérémonie…
Göring haussa les épaules.
— Allons, Leni, ne pleurez plus, gloussa-t-il. Ne vous en faites pas pour moi : je trouverai bien le moyen de caser mon gros ventre !
Au son des trompettes, Adolf Hitler pénétra dans le stade, pareil à un empereur romain, escorté par une cour formée de dignitaires étrangers, dont les princes d’Italie, de Grèce et de Suède, le roi de Bulgarie et les fils de Mussolini. En uniforme, arborant la croix de fer sur sa vareuse et un brassard à croix gammée au bras gauche, le Führer portait une casquette militaire et des bottes comme s’il allait à la guerre. La foule en délire l’ovationna. Le bras à demi levé, la main légèrement inclinée vers l’arrière, il répondit au salut des spectateurs. Au rythme de la marche de Tannhäuser de Richard Wagner, il se dirigea vers la tribune présidentielle, flanqué du comte Henri de Baillet-Latour – portant redingote et haut-de-forme, la poitrine barrée par la chaîne olympique en or –, et des membres du Comité d’organisation. En chemin, une fillette blonde lui offrit un bouquet. C’était Gudrun, la fille de Carl Diem. Il lui caressa les cheveux, se pencha vers elle, lui dit quelques mots à l’oreille et prit les fleurs qu’il remit à son aide de camp. Puis il gagna sa place, dans la loge présidentielle. Dès qu’il fut installé, retentit le Deutschland über alles, suivi par l’hymne nazi Horst-Wessel-Lied, repris en choeur par cent mille personnes debout, le bras levé.
Tandis que les drapeaux des quarante-neuf nations participantes – l’Union soviétique et l’Espagne avaient choisi de boycotter les Jeux – étaient hissés aux mâts, ordre fut donné aux sportifs de se tenir prêts pour la parade. Les athlètes grecs ouvrirent la marche avec, à leur tête, le vieux berger grec, Spiridon Louys, vainqueur du marathon d’Athènes en 1896, bientôt suivis par les autres délégations, appelées par ordre alphabétique : Egyptiens en tarbouche, Afghans en turban, Australiens en casquette de cricket, Chinois en chapeau de paille… Coiffés d’un béret basque, les sportifs français, menés par le lanceur de poids Jules Noël, exécutèrent maladroitement le salut olympique1. Le confondant avec le salut nazi, la foule surexcitée les applaudit et se mit à scander : « Frankreich ! Frankreich ! » Leni Riefenstahl fronça les sourcils, surprise par un tel débordement d’affection. Vint le tour des Italiens. Arrivés devant la tribune officielle, ils firent le salut romain, ce qui, une fois de plus, provoqua l’enthousiasme des spectateurs. Les athlètes américains entrèrent enfin en piste, par rangées de huit, coiffés d’un canotier, vêtus d’un blazer bleu et d’un pantalon blanc pour les hommes, de longues jupes pour les femmes. Leni braqua sur eux ses caméras. Quelle attitude allaient-ils adopter ? Arrivé devant la loge de Führer, le gymnaste Alfred Joachim ne baissa pas la bannière étoilée comme le voulait la tradition. Ses coéquipiers se découvrirent et, le chapeau sur le coeur, firent le salut militaire. L’Allemagne, en sa qualité de pays hôte, clôtura le défilé, avec des officiers en uniforme brandissant un drapeau frappé de la croix gammée, suivis d’un grand nombre de sportifs tout de blanc vêtus. La foule exulta.
Theodor Lewald annonça alors qu’on allait entendre la voix de Pierre de Coubertin. La courte allocution du baron, enregistrée à Lausanne sur un mauvais disque, résonna dans le stade subitement silencieux :
« L’important aux jeux Olympiques n’est pas d’y gagner, mais d’y prendre part ; car l’essentiel dans la vie n’est pas tant de conquérir que de bien lutter. »
Puis le président du Comité d’organisation prit la parole. Le Dr Lewald remercia le Führer et prononça en allemand un discours que Leni trouva terriblement ennuyeux. Vint le tour d’Adolf Hitler. La tête nue, les mains croisées sur le ventre à la manière d’un communiant, le Führer annonça l’ouverture des Jeux :
« Je déclare ouverts les jeux Olympiques de Berlin qui célèbrent les XIes olympiades de l’ère moderne. »
Leni hocha la tête. Hitler n’avait pas besoin de longs discours pour conquérir son public. Sa voix était empreinte d’une force, d’une chaleur, qui électrisaient les foules. « Il a manqué sa vocation d’acteur », se dit-elle en le filmant. Aussitôt, fut hissée l’immense bannière olympique tandis que retentissaient des coups de canon et que s’ébranlait la cloche colossale du Glockenturm. Au même moment, trente mille pigeons, symboles de paix, furent lâchés par les Jeunesses hitlériennes et s’envolèrent au rythme d’un hymne entonné par un millier de choristes accompagnés par l’Orchestre philharmonique de Berlin, dirigé par Richard Strauss en personne. C’est alors qu’apparut, au milieu d’une haie de SA et de SS faisant le salut nazi, Erik Schilgen, champion d’Allemagne du 1 500 mètres, les cheveux blonds au vent, un flambeau à la main. Il dévala les degrés de l’entrée monumentale, effectua un demi-tour de piste devant près de cinq mille officiels et athlètes réunis sur le terrain et parvint à la porte Marathon où se trouvait la vasque. Il gravit les marches qui y menaient, marqua un temps d’arrêt, tendit la torche vers le ciel, puis la pencha légèrement : la flamme olympique jaillit aussitôt. Leni frissonna. Elle avait filmé l’allumage de cette torche en Grèce. Transportée par plus de trois mille coureurs à travers sept pays, la voilà qui arrivait à bon port !
L’Allemand Rudolf Ismayr, médaillé d’or en haltérophilie aux Jeux de Los Angeles, s’avança à son tour et prononça le serment olympique en tenant de la main gauche le drapeau à croix gammée. Le choeur entonna alors l’Alléluia du Messie de Haendel, tandis que Spiridon Louys offrait un rameau d’olivier à Hitler en lui disant : « Je vous présente cette branche d’olivier, comme symbole d’amour et de paix. Nous espérons que toutes les nations se rencontreront toujours dans de telles compétitions pacifiques. »
Un ballet géant acheva la cérémonie. Conçu par Mary Wigman, il fut interprété par des centaines de danseurs accompagnés d’un millier de choristes. Impressionnée par le spectacle, Leni Riefenstahl se sentit fière d’être allemande.
*
Larry Snyder arriva tout essoufflé et pénétra dans le pavillon réservé aux Américains. Jesse Owens et David Albritton étaient assis devant un poste qui diffusait des images en noir et blanc. Ils n’avaient pas participé à la cérémonie d’ouverture pour mieux se reposer en vue des épreuves du lendemain.
— Hey, guys ! J’ai enfin vos pompes !
Sans se lever, Jesse examina les chaussures à pointes que son entraîneur venait de lui acheter. Elles étaient en peau de kangourou, de couleur marron, avec un double chevron sur les côtés, et leur semelle plate et souple était munie de clous acérés2.
— Je viens de me les procurer dans un magasin d’articles de sport en ville, expliqua Snyder. C’est ce qui se fait de mieux pour la course !
— Merci, coach, dit Jesse en caressant religieusement ses chaussures. Je les essaierai demain au stade.
— J’espère qu’elles t’iront bien !
Le coureur éclata de rire.
— Si elles me gênent, tant mieux ! La douleur m’aiguillonnera comme un éperon, j’irai plus vite encore !
Snyder lui donna une tape sur la joue puis, s’approchant de l’appareil qui captait son attention, lui demanda en fronçant les sourcils :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une télévision, expliqua Dave sans détourner son regard du poste. Elle transmet en direct la cérémonie d’ouverture. C’est comme une radio, mais avec les images en plus.
— Amazing ! s’exclama Snyder, les mains sur les hanches. Mais l’image n’est pas très nette…
— C’est tout nouveau, répliqua Jesse. Ils n’ont pas encore eu le temps de bien régler la transmission…
— Vous avez vu Hitler ?
— Ouais, ricana Dave. Il ressemble à Charlie Chaplin.
— Et les nôtres ? Comment étaient-ils ?
— Superbes, répondit Jesse. Fallait les voir… J’en ai eu les larmes aux yeux. Nous aurions dû y être nous aussi, coach, ce n’est pas juste !
— Allez, au lit, guys ! Faudra être en forme demain. Nous sommes là pour gagner, pas pour défiler !
Jesse Owens obtempéra. Une lourde responsabilité pesait sur ses épaules : il était là pour défendre les couleurs de l’Amérique. Et d’abord, la sienne.