Où Pierre Gemayel rencontre Oskar
et découvre la face cachée de l’Allemagne
Le jeune homme semblait perdu. Vêtu d’une saharienne blanche, il était grand, maigre et osseux. Son teint très mat et ses cheveux bruns gominés trahissaient ses origines méditerranéennes. Il pénétra dans le café-concert et s’attabla. Le barman accourut et lui tendit la carte.
— Une bière, s’il vous plaît, dit-il en français.
Passé maître dans l’art de repérer les clients intéressants, Oskar Widmer quitta son piano et s’approcha du nouveau venu.
— Vous êtes de Paris ? lui demanda-t-il en s’asseyant à califourchon sur une chaise, les bras sur le dossier.
— Pas du tout, je viens du Liban.
— Mais vous vous exprimez parfaitement en français !
— Le Liban est sous mandat français. Et j’ai fait mes études chez les pères jésuites…
Le pianiste ficha une Muratti entre ses lèvres et craqua une allumette. La tête inclinée, il tira sur sa cigarette, puis agita le poignet pour éteindre la flamme.
— Vous êtes journaliste ? reprit-il.
— Non, pharmacien. Je possède une officine place des Canons, à Beyrouth. Mon nom est Pierre Gemayel. Mes amis m’appellent « cheikh Pierre ».
— Et que faites-vous dans notre beau pays ?
— Je suis le fondateur et le président de la Fédération libanaise de football. Je suis à Berlin en compagnie de mon camarade Hussein Sejaan pour assister à l’assemblée qui doit voter l’adhésion du Liban à la Fédération internationale de football, la FIFA. J’en profiterai pour assister aux jeux Olympiques…
— Comment trouvez-vous l’Allemagne ?
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de bien la visiter. Mais j’en admire la discipline… Tenez, ce matin même, j’ai fait tomber un ticket par terre. Un monsieur bien mis m’a abordé et m’a montré la poubelle. J’ai trouvé admirable son esprit civique. Chez nous, à Beyrouth, le désordre est la règle. Les Méditerranéens sont ainsi : le laisser-aller et l’indolence font partie de leur patrimoine !
— La discipline a du bon, répliqua Oskar, mais elle devient abusive quand les libertés sont bridées. L’Allemagne nazie est devenue une immense prison. Tout le monde est sous surveillance. Depuis que Hitler est au pouvoir, c’est la dérive totalitaire : on court à notre perte.
— Mais le peuple allemand a l’air de l’aduler !
Le pianiste eut un sourire narquois.
— Les gens sont des moutons de Panurge. Ils suivent leur Führer sans réfléchir parce qu’il a réintroduit l’apparat et le mysticisme dans leur vie terne. Ils sont endoctrinés, subissent un lavage de cerveau permanent. Savez-vous que Hitler a complètement nazifié les écoles et y a introduit de nouveaux manuels nazis qui falsifient l’histoire ?
Il hocha la tête avec consternation, puis enchaîna :
— Mes compatriotes le prennent pour le Messie, mais lequel d’entre eux a réellement saisi les idées monstrueuses qu’il développe dans Mein Kampf ? Avez-vous eu l’occasion de le lire ?
— Pas encore, admit cheikh Pierre.
— Laissez-moi vous en lire quelques passages révélateurs, proposa Oskar en se levant.
Il disparut un court moment dans l’arrière-salle et revint avec le livre en question.
— Hitler a supprimé unilatéralement les stipulations militaires du traité de Versailles, rétabli le service obligatoire, décrété la formation d’une armée de conscrits et déchiré le traité de Locarno en ordonnant la réoccupation de la zone démilitarisée de Rhénanie. En dépit de ces mesures belliqueuses, il prêche sans cesse la paix. Or, que dit-il précisément dans Mein Kampf ? Ecoutez bien : « L’idée humanitaire du pacifisme est peut-être excellente mais à la condition que l’homme supérieur ait d’abord conquis et subjugué le monde au point d’être devenu le seul maître du globe. Il faut donc d’abord se battre et l’on verra ensuite ce qui pourra se faire… Il faut poser bien clairement que le recouvrement des régions perdues ne s’effectuera que par la force des armes. Nous devons entreprendre une politique active et nous lancer dans une guerre finale et décisive contre la France… »
— De quel « homme supérieur » s’agit-il ?
— De l’homme aryen, bien entendu. Dans un autre passage du livre, il proclame : « L’Etat qui, à une époque où les races se corrompent, prendra soin de cultiver ses meilleurs éléments raciaux, deviendra sûrement un jour le maître de la terre… Nous sentons tous que, dans un avenir éloigné, l’humanité fera peut-être face à des problèmes que seule pourra surmonter une Race maîtresse suprême en disposant des moyens et des ressources de tout le globe… »
Le Libanais émit un long sifflement.
— Tout est écrit dans ce livre ? demanda-t-il, sidéré.
— Tout, mais personne ne l’a compris ! Le peuple est aveugle et naïf…
Helmut apporta la chope de bière. Cheikh Pierre la but avec délectation en clappant de la langue à chaque gorgée.
— Croyez-moi, les jeux Olympiques seront une grand-messe à la gloire d’Adolf Hitler et du nazisme, poursuivit Oskar. A travers cet événement, le Führer cherche tout simplement à masquer le réarmement allemand et à obtenir une reconnaissance internationale, un an après les lois raciales de Nuremberg et quatre mois après la remilitarisation de la Rhénanie !
Le Libanais leva les sourcils, tout étonné par les propos audacieux de son interlocuteur et par la confiance qu’il lui faisait en parlant à coeur ouvert, sans crainte ni retenue. Avait-il l’habitude de déballer ainsi ses rancoeurs ou jugeait-il inoffensif un jeune étranger venu d’un pays lointain ?
— Comme vous venez de l’entendre, ce régime est raciste, reprit Oskar en brandissant l’exemplaire de Mein Kampf. Je ne suis pas juif, mais j’ai des amis juifs avec qui je m’entends parfaitement. Où sont les sportifs juifs dans l’équipe allemande ? Malgré l’engagement solennel pris par les organisateurs de respecter la charte olympique qui n’admet pas la discrimination raciale, aucun Juif, à l’exception de l’escrimeuse Helene Mayer, n’a été admis au sein de notre sélection. Tenez, la grande spécialiste du saut en hauteur, une sportive juive nommée Gretel Bergmann, a été évincée sous prétexte que ses performances sont insuffisantes alors qu’elle détient le record national de sa discipline !
— Mais, mon cher, depuis que je me trouve à Berlin, je n’ai remarqué aucun signe discriminatoire contre les Juifs, objecta Pierre Gemayel.
— Rassurez-vous : vous n’en verrez pas pendant les Jeux. Tous les panneaux portant les slogans « Juifs : votre entrée est interdite », « Les Juifs dehors » et « Juifs indésirables » qui étaient placardés dans les rues et sur les vitrines ont été soigneusement rangés. Et le Stürmer, le vulgaire journal antisémite de Julius Streicher, a été retiré de la circulation. Le temps des Jeux, la persécution contre les Juifs est suspendue pour ne pas choquer les visiteurs…
Il secoua la tête d’un air accablé, puis ajouta :
— Savez-vous que les Tsiganes ont été envoyés loin des yeux des touristes, à Marzahn, en dehors de la ville, sur des sites réservés à l’évacuation des égouts ? Et les Noirs ? Savez-vous que les nazis les considèrent comme une race inférieure ? Voyez, voyez ce qu’écrit le Beobachter1 à leur propos !
D’une main fébrile, il sortit de sa poche un article soigneusement découpé qu’il se mit à lire à voix haute :
Les Nègres n’ont rien à faire aux olympiades. On peut malheureusement constater de nos jours que des hommes libres doivent souvent disputer la palme de la victoire à des Noirs esclaves, à des Nègres. Les Noirs doivent être exclus des jeux…
Oskar avala sa salive, puis déclara d’un ton scandalisé :
— Comment voulez-vous qu’on adhère à des théories si déshonorantes pour le genre humain ? Laissez-moi vous dire le fond de ma pensée, monsieur : ce régime est gouverné par des malades. Hitler, Göring, Goebbels, Himmler sont des névrosés qu’on ferait mieux d’interner. Le monde observe le Führer avec fascination et se laisse berner par ses promesses de paix alors qu’il prépare la guerre. Le peuple allemand est hypnotisé par lui. La propagande le représente comme la personnification de la nation et de son unité, comme un être incorruptible et désintéressé, comme le créateur du miracle économique et le défenseur des droits légitimes de l’Allemagne. Mes compatriotes sont devenus paranoïaques : ils voient en Hitler le rempart contre les ennemis idéologiques de la nation, à savoir le marxisme-bolchevisme et les Juifs, considérés comme les responsables de tous nos maux. Hitler construit son mythe sur un terreau de croyances, de phobies et de préjugés…
— Y a-t-il beaucoup d’opposants au régime ?
— Pas assez. La Gestapo veille au grain. Elle vient d’arrêter une centaine de militants ouvriers du KPD pour affaiblir les activités clandestines de ce parti pendant les Jeux…
— A mon arrivée à la gare, on m’a donné ce tract, dit alors Pierre Gemayel en sortant de la poche de sa saharienne un papier plié en quatre.
Oskar prit le document et l’examina attentivement.
— C’est un tract que le Deutsche Volksfront, le Front populaire allemand, distribue aux étrangers en visite à Berlin pour les mettre en garde contre le régime nazi…
— Que dit-il ?
Le pianiste s’éclaircit la gorge et commença à traduire le document à voix haute :
A la question : « Qu’est-ce que les sportifs et les hôtes du monde entier ne doivent pas voir ici ? », il est répondu : « Il n’existe en Allemagne aucune liberté de la presse, aucune liberté d’organisation, aucune liberté d’opinion. Celui qui ose s’exprimer ouvertement contre n’importe quelle mesure du gouvernement hitlérien fasciste-réactionnaire est menacé de camp de concentration, de prison et de mort. Certes, le chômage a diminué, mais au prix d’une politique fébrile d’armement que le monde n’avait encore jamais vue. Cette militarisation menace sans aucun doute la paix en Europe et dans le monde, même si Hitler proclame à chaque occasion son amour de la paix. »
Ayant achevé sa lecture, il replia le document, le rendit au Libanais et déclara d’une voix grave :
— N’oubliez jamais ce que vous venez d’entendre. Ne vous laissez surtout pas embobiner par les nazis…
Pierre Gemayel hocha la tête avec consternation. Il était venu à Berlin pour le football, pour l’athlétisme, par amour de la compétition et du beau jeu. Dans ses discours et ses livres, le baron de Coubertin lui avait enseigné que le sport est une école d’honneur, de courage et de discipline. Idéaliste, il l’avait cru.
1- Le Völkischer Beobachter était le journal du parti nazi.