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Où l’on voit Joseph Goebbels  dans la situation de l’arroseur arrosé

Joseph Goebbels pénétra dans le salon en boitant et s’affala dans son fauteuil. Perplexe, il se prit la tête entre les mains. Ce qui le tracassait, c’était moins le déroulement des Jeux – la cérémonie d’ouverture avait été une belle victoire pour l’image de l’Allemagne et le Führer lui-même, qu’il avait rencontré à la Chancellerie, l’en avait chaudement félicité – que Magda, sa femme. Les rumeurs la concernant s’amplifiaient. On lui avait d’abord prêté une relation avec Hitler ; certaines mauvaises langues avaient même prétendu que leur premier enfant était en réalité celui du Führer. Mais cette histoire loufoque n’avait convaincu que les imbéciles. En revanche, les ragots colportés au sujet de sa liaison avec Lüdecke1 paraissaient plus sérieux. S’ils s’avéraient exacts, comment réagir ? Et d’abord, pourquoi allait-elle chercher ailleurs ? Elle n’était sans doute pas dupe de ses infidélités permanentes. Avait-elle voulu se venger, exciter sa jalousie pour le ramener dans le droit chemin ? Au fond, il adorait Magda. Elle était belle, intelligente, raffinée, différente, très différente d’une Edda Mussolini, de ces femmes artificielles et outrageusement maquillées qui, au vu de leur comportement, n’étaient pas capables de donner des enfants sains à la nation. A vrai dire, sa vie n’avait pas été simple. Fille d’un ingénieur et d’une femme de ménage, elle n’avait pas été reconnue par son père biologique et avait vécu avec sa mère et le mari de celle-ci, un commerçant juif nommé Richard Friedländer. Très tôt, elle était tombée amoureuse d’un jeune sioniste nommé Victor Arlosoroff, qui lui avait appris l’hébreu et l’avait accueillie au sein du groupe Tikwath Zion. Mariée à l’industriel Günther Quandt, de vingt ans son aîné, elle avait renoncé au nom de Friedländer à cause de ses connotations juives et vécu dans une cage dorée jusqu’à la mort de son fils aîné, des suites d’une erreur médicale, et ses retrouvailles avec Victor, son premier amour. Chassée par son mari, elle avait adhéré au NSDAP2 où elle avait fait la connaissance de Goebbels. Fascinée par son talent oratoire, elle avait répondu à ses avances et avait fini par l’épouser en présence d’Adolf Hitler lui-même qui voyait en elle l’incarnation de l’Aryenne parfaite. « Elle est charmante, c’est la meilleure femme que tu pouvais trouver », répétait le Führer à son ministre quand ils se retrouvaient en tête à tête et qu’il lui parlait comme à un vieil ami – ou à un fils. Comment ne pas lui donner raison ?

 

La porte d’entrée s’ouvrit brusquement. Magda pénétra dans le vestibule, enleva son chapeau et dégrafa sa cape.

— Tu as vu l’heure qu’il est ? fit son mari d’un ton rude.

Elle sursauta.

— Joseph ! Que fais-tu là tout seul dans le noir ?

— Je t’attendais.

— Que se passe-t-il ?

— Où étais-tu, Magda ?

— Chez une amie, pourquoi ?

Goebbels se leva, s’approcha d’elle et lui empoigna violemment l’avant-bras.

— Tu étais chez Lüdecke, n’est-ce pas ?

— Tu me fais mal, lâche-moi, protesta-t-elle en se dégageant.

— Toute la ville parle de ta relation avec cet énergumène, ne nie pas !

— C’est faux, lâche-moi !

— Hier même, Alfred Rosenberg a demandé à me voir. En dépit de ses abords ouverts et sympathiques, il n’a pas manqué d’attirer mon attention sur ce qu’il a appelé une « chose désagréable » entre Lüdecke et toi.

— Quelle « chose désagréable » ? Où veux-tu en venir ?

— Tu le sais bien.

Magda éclata en sanglots. Elle n’en pouvait plus. A quoi bon mentir ? Que risquait-elle, après tout ? Joseph ne pouvait pas la chasser à l’instar de Günther Quandt. Il n’avait pas le droit de lui reprocher une infidélité accidentelle alors qu’il collectionnait avidement les conquêtes féminines et courtisait les starlettes !

— Ce que dit Rosenberg est vrai, avoua-t-elle enfin.

Goebbels resta un moment sans voix. Quelle attitude adopter ? Ce Lüdecke ne perdait rien pour attendre. Le premier amour de Magda avait été purement et simplement éliminé par deux obscurs agents qu’il avait recrutés : considérant Victor Arlosoroff comme un rival encombrant, il s’en était débarrassé alors qu’il se promenait sur une plage de Palestine, et avait maquillé ce crime passionnel en agression crapuleuse… Perdant contenance, il entra dans une colère terrible. Il se mit à tout casser, pulvérisa un vase, renversa une table, brisa un miroir. Magda ne broncha pas, soit que, se sentant coupable, elle comprît chez son mari ce besoin de se défouler, soit qu’elle se félicitât qu’il eût pris conscience de l’importance d’être loyal en amour. A bout de souffle, le ministre finit par se calmer. Il s’approcha d’elle et la regarda longuement sans rien dire.

— Tu l’aimes ? lui demanda-t-il d’une voix altérée par l’émotion.

— Non, Joseph, je ne l’aime pas.

Elle ajouta, après un moment d’hésitation, en lui caressant la joue du revers de la main :

— C’est toi que j’aime, Joseph, tu le sais bien. Mais tu me fais tellement souffrir.

Goebbels l’attira vers lui et l’enlaça. Il se sentait capable de lui pardonner, mais combien de temps lui faudrait-il pour s’en remettre vraiment ?

On sonna à la porte. Un officier fit son entrée et, feignant d’ignorer les dégâts dans le salon, salua en levant le bras et remit à son chef les plans de table de la grande fête que le ministre comptait organiser à l’île aux Paons, le 15 août, pour la clôture des jeux Olympiques. Plus de deux mille personnalités étaient invitées : rien ne devait être laissé au hasard. Soucieuse d’éviter que son image de « première dame du IIIe Reich » et de mère exemplaire ne volât en éclats si on la surprenait en flagrant délit de dispute conjugale, Magda se retira dans sa chambre. Joseph Goebbels lâcha un soupir de lassitude. Lui qui avait attendu les Jeux avec tellement d’enthousiasme, qui avait veillé sur les moindres détails, se sentait tout à coup indifférent à cet événement, comme si, anéanti par la trahison de sa femme, il avait subitement perdu le goût de tout.

— Vivement que les Jeux s’achèvent ! marmonna-t-il en congédiant l’officier.

1- Lüdecke était l’un des mécènes d’Adolf Hitler, installé aux Etats-Unis.

2- Nationalsozialistische Deutsche Arbeiter Partei : Parti national-socialiste des travailleurs allemands.