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Où l’on voit Hitler congratuler une « Aryenne »  et Jesse Owens lui répondre sur le terrain

— Ce que je craignais est en train d’arriver. Je ne veux pas être obligé de serrer la main à des Nègres. Ils sont en train de tout gagner parce qu’ils bénéficient de la force physique de l’homme primitif. A l’avenir, il faudra empêcher cette concurrence déloyale en interdisant les Jeux aux athlètes de couleur !

Assis dans sa cabine privée située derrière la loge présidentielle, le Führer fulminait.

— Mais vous ne pouvez pas féliciter certains champions et refuser de féliciter les autres, objecta Rudolf Hess en haussant les épaules. Le CIO vous reproche déjà d’avoir convoqué le champion allemand Hans Woellke pour le féliciter pour sa médaille d’or dans l’épreuve du lancer du poids ; il considère qu’un tel favoritisme est contraire au protocole olympique.

— Que le CIO se mêle de ce qui le regarde, répliqua le Führer d’un ton sec. Je féliciterai qui je veux et quand je le veux !

Il alluma une cigarette et, après un moment de réflexion, demanda à son ministre :

— Avez-vous vu courir cette Américaine, comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Helen Stephens.

— Oui, oui, Helen Stephens. Elle a si brillamment remporté l’épreuve du 100 mètres. Quelle énergie, quelle puissance ! Le type même de la femme aryenne… Il faut absolument que je la rencontre. Quel âge a-t-elle ?

— Dix-huit ans, je crois.

— Très bien. En félicitant une championne américaine blanche, je montrerai à l’opinion publique que mon problème n’est pas avec les Américains, mais avec les Nègres.

— Et le CIO ?

— Je me fiche du CIO !

 

Dix minutes plus tard, un officier nazi se présentait auprès de Helen Stephens.

— Le Führer souhaite vous rencontrer.

— Moi ? s’exclama-t-elle, étonnée.

— Oui, vous ! Il vous attend dans sa cabine privée, si vous voulez bien me suivre.

— Laissez-moi au moins le temps de me changer !

— Restez comme vous êtes.

Peu après, Fulton Flash se retrouvait face à Hitler. Entouré de sa garde rapprochée, il vint à elle, la salua d’une vigoureuse poignée de main et la félicita en allemand. Elle rougit sans rien comprendre de ce qu’il lui disait.

— Le Führer vous suggère de courir pour l’Allemagne, plaisanta Rudolf Hess qui parlait couramment l’anglais. Avec vos cheveux clairs, vos yeux bleus et votre musculature, vous ressemblez à une vraie Aryenne !

Helen lui répondit par un grand éclat de rire.

— Aimez-vous Berlin ? demanda Hitler.

Hess se chargea de la traduction.

— Oui, monsieur Hitler, bredouilla-t-elle. Berlin est très, comment dites-vous, schön, belle. Même sous la pluie !

— Le Führer pense que votre record de ce jour sera difficile à battre, reprit Hess.

— Je ne le crois pas : les records sont faits pour être battus !

— Le Führer vous invite à passer le week-end en sa compagnie, dans sa villa de Berchtesgaden.

Fulton Flash tressaillit. Un week-end en compagnie du Führer ? C’était mal la connaître : elle n’avait aucun goût pour les hommes. Elle se déroba :

— Désolée, mais je dois m’entraîner. Nous avons la course de relais lundi prochain. Dites au Führer que je le remercie mais qu’il m’est impossible d’accepter son invitation…

Hess traduisit à Hitler qui hocha la tête.

— Un autographe, s’il vous plaît, ajouta Helen en tendant au Führer un crayon et un bout de papier.

Le maître du IIIe Reich s’exécuta en souriant. Un photographe immortalisa la scène.

*

Allongé sur son lit, adossé à un oreiller, Jesse Owens relut la dernière page de son journal :

 

Le temps en Allemagne est bizarre. Le matin, le soleil brille merveilleusement et, tout à coup, il pleut. Je me suis bien entraîné aujourd’hui. Je me sens en pleine forme.

 

Il referma son carnet, puis se mit à parcourir son courrier en s’étonnant de voir la plupart des enveloppes déjà décachetées. Il y avait là une lettre de Ruth – qui l’émut aux larmes – et un télégramme de Martin L. Davey, gouverneur de l’Ohio :

 

J’ai le plaisir de vous transmettre les félicitations du peuple de votre Etat pour vos brillantes performances aux jeux Olympiques.

 

Jesse secoua la tête. Fallait-il une médaille d’or aux J.O. pour que le peuple de l’Ohio reconnût enfin qu’un Noir valait un Blanc ? Il se souvint de cet hôtelier raciste qui avait refusé de le recevoir, de ce campus universitaire où les Negros étaient indésirables – tout comme les Juifs en Allemagne, et cette comparaison, pour hardie qu’elle fût, lui traversa l’esprit comme une évidence –, des humiliations infligées à son père, aussi bien à Oakville qu’à Cleveland, et il se dit que ce télégramme-là était la preuve que la question raciale commençait à évoluer dans son pays. On frappa à la porte. Jesse rangea son courrier et, sans prendre la peine de s’habiller, ouvrit.

— Miss Holm ! s’exclama-t-il, surpris.

Eleanor le gratifia de son plus beau sourire et pénétra dans sa chambre, parfaite dans son short moulant et sa chemise blanche transparente qui laissait deviner la beauté de ses seins.

— Quel bon vent t’amène ? lui demanda-t-il en enfilant hâtivement son survêtement.

— Tu es devenu la coqueluche des Allemands, observa-t-elle en riant. Dehors, c’est l’émeute. Tout le monde veut te voir, te toucher, c’est incroyable ! Je dois absolument recueillir tes impressions pour l’Associated Press, une sorte de lettre ouverte aux Américains.

— Une lettre ouverte ? répéta-t-il en l’invitant à s’asseoir sur son lit.

— Oui ! Quel message adresserais-tu à ton peuple après les victoires que tu viens de remporter ?

Jesse s’assit à côté d’elle et, fermant les yeux, réfléchit un instant. Se décidant enfin, il lui dicta un court texte qu’elle s’empressa de transcrire sur son calepin :

 

Je suis fier d’être Américain. Je vois le soleil briller à travers les nuages quand je me rends compte que des millions d’Américains reconnaissent enfin que ce que nous accomplissons, nous, les Noirs, est pour la gloire de notre pays et de nos compatriotes, et que les Nègres sont aussi des citoyens à part entière.

 

— C’est tout ? fit-elle, un peu déçue par la brièveté du message.

— Tout y est, répliqua Jesse.

Eleanor rangea son carnet. Son coude effleura le bras de Jesse qui frémit. Cette femme était d’une grande sensualité. Consciente de son pouvoir de séduction, elle en jouait avec habileté.

— Que penses-tu de la rencontre d’Helen Stephens avec le Führer ? lui demanda-t-elle.

Jesse ignorait tout de cette affaire. Eleanor la lui raconta en détail.

— Et toi, il ne t’a pas reçu ? reprit-elle.

— Non, mais j’ai reçu son message.

— Je ne comprends pas…

Jesse Owens haussa les épaules.

— Il n’y a rien à comprendre, Eleanor. Je lui répondrai sur le terrain !

*

Le lendemain matin, Jesse Owens se présenta au stade pour disputer la finale du 200 mètres. Ses adversaires étaient redoutables : il y avait là ses compatriotes Robinson et Packard, le Hollandais Osendarp, le Suisse Haenni et le Canadien Kerr.

— Auf die Plätze !

Il prit place dans le deuxième couloir, s’accroupit et palpa la cendrée : elle était lourde, trempée de pluie. Il releva la tête et plissa le front.

— Fertig !

Il rassembla toute son énergie et se concentra, sourd aux acclamations de la foule, acquise à sa cause depuis sa victoire « fraternelle » sur Luz Long. Au coup de feu du starter, il prit un départ fulgurant. Il négocia admirablement le virage et, avec une facilité déconcertante, parcourut la ligne droite et termina premier, à quatre mètres de Robinson et à six d’Osendarp, meilleur sprinter d’Europe !

— 20 secondes 7/10, annonça le juge. Nouveau record du monde !

Larry Snyder tressaillit. Il avait eu raison de croire en son poulain, il avait toujours su qu’il ne le décevrait pas, mais n’aurait jamais imaginé qu’il pût remporter trois médailles d’or aux jeux Olympiques face aux plus grands athlètes de son temps.

Jesse Owens monta sur le podium et écouta l’hymne de son pays en faisant le salut militaire. Il chercha Hitler du regard, mais, une fois de plus, ne le trouva pas.

*

Tard dans la nuit, Joseph Goebbels rentra chez lui et se servit un remontant. Il se sentait humilié, incapable de digérer les victoires de Jesse Owens. Pour transformer les Jeux en grand-messe à la gloire du IIIe Reich, il avait tout orchestré, tout prévu, absolument tout, sauf cela. En courant, et presque sans l’avoir voulu, ce Nègre, ce trouble-fête, avait balayé ses théories sur la pureté raciale et remis en question les idées sur la supériorité aryenne qu’il assenait depuis des mois dans les meetings et les camps des Jeunesses hitlériennes. Qu’allait dire le Führer ? Il l’avait vu sortir du stade, ulcéré. Allait-il le tenir responsable de cette déroute ?

Goebbels s’assit à son bureau, décapuchonna son stylo et nota dans son journal :

 

L’après-midi au stade. Grande agitation… Epreuves excitantes. Nous, les Allemands, obtenons une médaille d’or, les Américains trois, dont deux grâce à un Nègre. C’est une honte ! L’humanité blanche devrait avoir honte ! Mais qu’est-ce que cela peut bien faire là-bas, dans ce pays sans culture ?

 

Il posa son stylo et se relut. « Scheisse ! », maugréa-t-il en frappant du poing sur la table.