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Où l’on voit Jesse Owens réprimander  deux rebelles à Mexico

Jesse Owens se contempla dans la glace et eut une grimace d’amertume. A cinquante-cinq ans, il paraissait bien plus vieux que son âge. Il avait le visage bouffi, le front ridé, les yeux cerclés de bistre, le crâne presque entièrement dégarni. Où était l’athlète qui avait pulvérisé plusieurs records du monde ? Il ferma les paupières. Beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. La cigarette et les tracas avaient miné sa santé. Après la faillite de son entreprise de pressing, la Jesse Owens Dry Cleaning, due à la mauvaise gestion de son associé, après les courses ridicules contre les chevaux, il s’était retrouvé au tribunal pour fraude fiscale : pendant des années, il n’avait pas déclaré ses revenus, moins par mauvaise foi que par négligence. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il avait tout essayé : les voyages à l’étranger comme ambassadeur itinérant de l’administration Eisenhower, les publicités, les causeries… Il avait même joué dans un film aux côtés de Shirley Temple et participé à des tournées de démonstration en compagnie de la célèbre équipe de basket des Harlem Globe Trotters ou de l’équipe de base-ball des Indianapolis Clowns. Grâce à la compagnie Ford qui l’avait embauché comme chargé des relations publiques, lui offrant même chaque année le dernier de ses modèles, puis grâce à la Jesse Owens & Associates, la boîte de consulting qu’il avait créée avec son gendre, et à son action au service des jeunes dans le cadre de l’Illinois Youth Commission ou au sein de l’ARCO Jesse Owens Games qui organisait chaque année, à Los Angeles, des tournois destinés aux athlètes de dix à quinze ans, il avait réussi à remonter la pente, sans être cependant tout à fait satisfait de son sort… Là, à Mexico, à l’occasion des jeux Olympiques de 1968, il était à la fois l’invité d’honneur des autorités mexicaines, consultant du Comité olympique américain et commentateur sportif de la Mutual Broadcasting Company. N’était-ce pas assez pour lui remonter le moral ? Il se rafraîchit le visage, revêtit son plus beau costume et gagna le hall de l’hôtel où l’attendait la voiture qui devait l’accompagner au stade.

 

Mexico était une ville en révolte. Les forces de l’ordre avaient réprimé avec violence les manifestations d’étudiants, sans doute contaminés par la fièvre qui avait déjà touché le monde, notamment la France où le mois de mai avait été particulièrement agité, mais aussi Prague, Rome et Tokyo. « No queremos Olimpiadas, queremos revolucion » (Nous ne voulons pas d’Olympiades, nous voulons la révolution) proclamaient les mouvements estudiantins, horrifiés par la tuerie de Tlatelolco où la police avait tiré sur la foule. Bien qu’il fût ému par ces événements, Jesse Owens considérait que rien ne devait gâcher la fête olympique organisée en l’honneur du sport. Il descendit de la limousine qu’on avait mise à sa disposition, épingla son badge VIP sur sa veste et se dirigea vers la tribune d’honneur. L’épreuve du 200 mètres allait bientôt commencer. Il plissa les yeux et se revit, trente-deux ans plus tôt, à l’Olympiastadion, parcourant cette même distance pour remporter la médaille d’or.

Le coup de feu du starter retentit. Les athlètes s’élancèrent sur la piste avec, en tête, deux Noirs américains issus de l’université de San José : Tommie « Jet » Smith et John Carlos. Jesse Owens sourit : stimulés par son exploit à Berlin, les coureurs de couleur avaient envahi les stades et multipliaient les bonnes performances. Malgré l’abolition officielle de la ségrégation, les Noirs peinaient à s’imposer dans la société américaine ; l’assassinat récent de Martin Luther King par un Blanc avait ranimé les rancoeurs : un peu partout aux Etats-Unis, les réactions de colère avaient fait une cinquantaine de morts et une centaine de blessés. Mais les Afro-Américains, comme on les appelait à présent, parvenaient à se faire un nom dans le domaine sportif : aux Jeux de Rome, en 1960, plusieurs d’entre eux, tels Cassius Clay, Eddie Crook, Wilma Rudolph, Wilbert McClure, Rafer Johnson, Lee Calhoun, Willie May, Otis Davis, Ralph Boston ou John Thomas, s’étaient brillamment illustrés, et un Ethiopien, Abebe Bikila, avait remporté pieds nus le marathon, devenant ainsi le premier champion olympique d’Afrique noire !

Au terme d’une course d’autant plus éprouvante qu’elle se déroulait en altitude, Smith et Carlos remportèrent les médailles d’or et de bronze. Avec un temps de 19 secondes 8/10, le premier établit même un nouveau record du monde. Jesse Owens exulta. Mais sa joie fut de courte durée : contre toute attente, lorsque les deux sprinters montèrent sur le podium pour recevoir leurs médailles, ils brandirent un poing ganté de noir vers le ciel en signe de soutien au Black Power qui luttait contre la discrimination raciale, et baissèrent la tête quand résonna l’hymne des Etats-Unis. Jesse remarqua qu’ils portaient des chaussettes noires aux pieds, un foulard noir au cou et un maillot de corps noir. Outré, il bondit de son siège. Que signifiait ce comportement ? Comment pouvait-on renier l’hymne de son propre pays ? A Berlin, malgré la présence du Führer, il avait fait le salut militaire par respect pour le drapeau étoilé. Pourquoi ces deux matamores ne faisaient-ils pas de même ?

— C’est scandaleux ! lui glissa le président du Comité olympique américain, visiblement choqué. Ou ces lascars s’excusent tout de suite, ou bien le CIO les suspendra à vie !

Jesse frémit. A la tête du CIO, il y avait désormais Avery Brundage dont il avait, par le passé, éprouvé l’intransigeance et les méthodes expéditives.

— N’envenimez pas les choses, lui demanda-t-il. Je vais leur parler !

 

Le lendemain, à midi, Jesse Owens gagna l’immeuble où logeait la délégation américaine et demanda à rencontrer les deux rebelles de la veille. On l’introduisit dans une salle bondée, peuplée d’une trentaine d’athlètes noirs et blancs, le visage crispé, les yeux hagards.

— Je dois vous parler, commença Jesse. Mais je préfère que nos frères blancs sortent. Le sujet ne les concerne pas.

— Non, monsieur Owens, nous ne sortirons pas, répliqua un sportif blanc dont il ignorait le nom. Votre combat est le nôtre !

Jesse Owens n’insista pas. Il haussa les épaules, puis, s’adressant à Tommie Smith et John Carlos, leur déclara d’une voix grave :

— Il y a des situations où la victoire en soi est symbolique. La vôtre, comme la mienne à Berlin, l’était certainement. Mais vous n’aviez pas à en faire davantage. Votre poing levé et, surtout, votre tête baissée au moment du Stars and Stripes, sont injustifiés, croyez-moi !

— Nous avons gagné et reçu des applaudissements, commença Carlos, mais les Blancs estiment que nous, les Noirs, sommes des animaux, des insectes qui ne pensent pas. Nous voulons leur dire que nous sommes fatigués de cette situation et qu’il est temps de mettre un terme à l’injustice !

— Quand un Noir remporte une médaille, comme vous, on dit qu’il est américain, renchérit Smith, mais quand il perd ou qu’il commet une bêtise, on dit : « C’est un Nègre ! » Nous, monsieur Owens, nous sommes noirs et fiers de l’être. Et tous les Noirs d’Amérique ont certainement compris notre geste…

— Il ne s’agit pas de cela ! objecta Jesse. Quel exemple donnez-vous à la jeunesse noire de notre pays ? Voulez-vous que nos jeunes crachent sur le drapeau des Etats-Unis, qu’ils aient honte d’être américains ? Nous devons prêcher l’égalité et la tolérance, pas la haine !

— Vous parlez comme un curé, monsieur Owens, rétorqua Carlos. Les bons sentiments n’ont jamais changé le monde, c’est d’une révolution dont nous avons besoin !

— Révoltez-vous à la maison, pas ici devant des milliers de spectateurs étrangers ! Quelle image de notre pays donnez-vous au monde ?

— L’image vraie d’un pays raciste qui ne respecte pas les Noirs, répondit Smith d’un ton sec.

— Votre geste est gratuit et risque de vous coûter cher. Croyez-moi, il y a trente ans, quand j’ai refusé de courir pour l’AAU qui exploitait les athlètes, je croyais avoir fait le bon choix. Mais cette attitude m’a banni des stades et empêché de courir par la suite. A quoi bon l’héroïsme quand il détruit une vie ?

— Vous avez toujours été très conciliant, monsieur Owens, reprit Carlos en le foudroyant du regard. Nous n’appartenons pas à la même école !

— Peut-être. Mais j’ai de l’expérience, pas vous. Et moi, je vous dis que votre geste est un coup d’épée dans l’eau qui provoquera votre exclusion sans rien changer à la situation de notre communauté. Allons, un peu de bon sens !

— Que proposez-vous ? demanda alors une athlète blanche en levant le doigt.

— Une conférence de presse pour atténuer les choses et présenter des excuses aux Américains pour n’avoir pas salué leur drapeau…

— Des excuses ! s’écria Smith en levant les bras au ciel. Il ne manquait plus que cela ! Vous voulez nous ridiculiser ?

— Non, je veux vous sauver, champ. Vous savez aussi bien que moi qu’Avery Brundage veut votre peau !

— Plutôt mourir que de lui présenter des excuses !

Découragé, Jesse Owens battit en retraite. Il tourna les talons et, sans saluer personne, quitta la salle. Une fois dans l’ascenseur, il se dit avec amertume que si tous les Noirs pensaient comme Tommie Smith et John Carlos, la guerre civile serait pour demain. Au moment de remonter dans sa voiture, il remarqua qu’un drap de lit était suspendu au balcon du premier étage. D’une écriture maladroite, au feutre noir, les rebelles y avaient écrit : « Down with Brundage ! » – « A bas Brundage ! »