Où l’on assiste à un
« attentat »
contre Leni Riefenstahl
Il faisait bon ce matin-là dans la forêt de Grunewald. Bordé à l’ouest par la Havel et, à l’est, par de petits lacs, traversé de longues allées ombragées, l’endroit était calme et plaisant à la fois. Comme chaque jour, Leni Riefenstahl s’y entraînait dans l’espoir de décrocher l’insigne de la pratique sportive décerné sur concours aux athlètes méritants.
Tandis qu’elle s’exerçait au saut en hauteur, un homme en costume s’approcha d’elle et souleva son chapeau, dévoilant une calvitie à peine dissimulée par un toupet de cheveux blancs.
— Je m’appelle Carl Diem, commença-t-il.
— Enchantée, dit-elle sans s’arrêter de faire des exercices.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, Fraülein Riefenstahl. Votre film Triomphe de la volonté est un chef-d’oeuvre du genre !
— Vous êtes trop aimable, répondit-elle en tapotant ses espadrilles pour en faire tomber le sable. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
— J’ai l’intention de commettre un attentat contre votre personne.
Leni sursauta.
— Un attentat ? Qu’entendez-vous par là ?
— En ma qualité de secrétaire général du Comité d’organisation des XIe jeux Olympiques, j’ai, avec l’appui du Dr Lewald, convaincu le CIO de relier Berlin à Athènes où sont nés les jeux Olympiques. Une torche, fabriquée par les usines d’armement Krupp, sera allumée dans le sanctuaire de Zeus sur le mont Olympe et acheminée par des relayeurs, à travers l’Europe, jusqu’à la nouvelle Olympie que sera Berlin. Le jour de l’ouverture, c’est avec cette même torche, symbole de purification, que sera allumée la vasque olympique…
— Intéressant, observa Leni, amusée par l’enthousiasme excessif de son interlocuteur.
Les yeux de Carl Diem s’illuminèrent.
— L’idée est de montrer au monde que nous sommes la nouvelle Athènes. Notre Führer a toujours évoqué l’immortel idéal de la beauté grecque, alliant un physique parfait à un esprit radieux et une âme noble. La statuaire grecque est la représentation d’un sang et d’une chair nordiques, d’une substance raciale identique à la nôtre. La course de relais de la flamme olympique est la métaphore des liens entre hellénité et germanité, et rappellera que nous sommes les dignes et purs héritiers des Grecs de l’Antiquité…
Leni ignorait ces détails. Elle savait que des fouilles sur le site d’Olympie étaient menées par des archéologues allemands, mais elle ne se doutait pas que la parenté entre la civilisation germanique et celle des anciens Grecs fût si étroite.
— Fort bien, maugréa-t-elle, les mains sur les hanches. Et mon rôle dans tout ça ?
— Je voudrais que vous filmiez l’allumage de la torche à Athènes, puis son arrivée à Berlin, ainsi que les principales épreuves des Jeux. Il serait absurde, n’est-ce pas, qu’une si belle manifestation ne soit pas fixée sur pellicule !
La cinéaste demeura un moment pensive.
— L’idée est séduisante, Herr Diem. Mais j’avais juré de ne plus jamais tourner de documentaire.
— C’est pour cela, justement, que je parlais d’« attentat contre votre personne ». J’ai pour mission de vous forcer la main…
Un sourire espiègle plissa les lèvres de Leni.
— Vous me connaissez mal !
— Ecoutez-moi : il ne s’agira pas d’un documentaire comme les autres, mais plutôt d’un hommage aux Jeux et à l’Allemagne. Vous ne pouvez pas refuser !
— Et pourquoi donc ? Je suis tout à fait libre de refuser les projets qui ne me plaisent pas !
— Pas celui-ci, Fräulein Riefenstahl. Vous pourriez en faire une oeuvre artistique immortelle !
— Vous êtes insensé ! Il y aura une centaine d’épreuves…
— Naturellement, il est hors de question de tout montrer : ce qui est beaucoup plus essentiel, c’est de porter et d’exprimer l’idée olympique elle-même !
Leni se prit à réfléchir. Les jeux Olympiques d’hiver de Saint-Moritz, en 1928, avaient été filmés par son ami, le Dr Franck, mais le film n’avait rencontré aucun succès. Et lors des Jeux d’été, en 1932, les Américains avaient confié à son compatriote, Ewald Andreas Dupont, la mission de filmer les épreuves et avaient investi beaucoup d’argent dans le projet, mais là encore, le résultat avait été décevant. Pouvait-elle réussir là où ces deux maîtres avaient échoué ?
— J’aime les défis, Herr Diem. Mais j’ai souffert le martyre sur le tournage de Triomphe de la volonté à cause des vexations du Dr Goebbels. Si j’accepte votre proposition, les ennuis recommenceront parce que le ministre de la Propagande tient tout et contrôle tout… Je ne suis pas disposée à vivre un nouveau calvaire !
— Soyez sans crainte, Fräulein Riefenstahl. Le patron des jeux Olympiques n’est pas Goebbels, mais le Comité international olympique qui a les pleins pouvoirs en ce qui concerne le stade et le village olympiques. C’est lui qui délivre les autorisations pour filmer les épreuves. J’en ai déjà parlé au président du CIO, je vous en prie, ne refusez pas !
Leni fit craquer ses articulations.
— Mis à part le fait que je ne vois pas comment une telle pléthore de compétitions peut donner lieu à un film, je me suis juré, je vous le répète, de ne plus jamais refaire de documentaire quelles qu’en soient les conditions…
— Ne refusez pas tout de suite, reprit Carl Diem d’un ton suppliant. Laissez-moi vous présenter le responsable du CIO qui vient en inspection à Berlin dans les jours prochains. Vous prendrez ensuite votre décision.
— Je veux bien le rencontrer, dit-elle en ramassant son sac de sport. Mais je ne vous promets rien !
De retour chez elle, Leni Riefenstahl se déshabilla et s’allongea sur son lit. Elle ferma les yeux. Elle vit alors, comme dans un songe, les ruines d’Olympie et, au milieu de ces ruines, des statues qui, tout à coup, s’animaient et s’élançaient, une torche à la main, pour prendre le chemin de Berlin. Elle revit le Discobole de Myron, dont elle avait admiré la copie au musée des Antiquités de Munich, et s’imagina qu’il prenait chair pour lancer son disque au ralenti. Elle se redressa sur les coudes et rouvrit les paupières. Elle se sentait déjà habitée, possédée par le projet de Carl Diem, incapable de le refuser malgré toutes les difficultés qui l’attendaient.
— Je l’intitulerai Olympia, se dit-elle en serrant les poings.