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Où l’on accompagne Jesse Owens  dans sa traversée de l’Atlantique

Le SS Manhattan quitta le port de New York assailli par une foule survoltée. Dans le ciel, des avions traçaient des cercles autour du paquebot tandis que dans la rade, des dizaines d’embarcations l’escortaient. Debout sur le pont, vêtu d’un blazer bleu et d’un pantalon blanc, coiffé d’un canotier, Jesse Owens agitait la main en direction de sa femme, de sa fille de quatre ans et de ses parents. C’était la première fois de sa vie qu’il quittait les Etats-Unis. Il se sentait à la fois excité à l’idée de se rendre à Berlin pour participer à ces jeux Olympiques dont il avait toujours rêvé depuis sa rencontre avec Charley Paddock et inquiet de devoir passer plus d’un mois loin des siens, livré à lui-même, seul face à son destin. Dix minutes plus tard, il gagna la cabine n˚ 87 qu’il partageait avec son ami David Albritton et s’allongea sur sa couchette. Croisant les mains derrière la nuque, il fixa le plafond. La partie, il le savait, n’allait pas être de tout repos. Certes, pendant l’hiver, il s’était sérieusement entraîné sous la houlette de Larry Snyder, et affichait une forme si éblouissante qu’il avait battu, le 19 juin, le record du monde du 100 mètres en 10 secondes 2/101 ! Mais à Berlin, il lui faudrait compter autant avec les coureurs étrangers – les Allemands, les Japonais, les Hollandais, les Italiens, bien préparés – qu’avec ses propres compatriotes. En juillet 1935, aux championnats de la NCAA à Lincoln, dans le Nebraska, il avait été battu par Eulace Peacock et n’avait terminé que troisième, à cinquante centimètres de Ralph Metcalfe. Peacok avait renoncé aux Jeux, victime d’un claquage au mollet, mais Metcalfe, lui, était du voyage, bien déterminé à ne pas se laisser surclasser par plus jeune que lui.

Pour chasser ses doutes, Jesse se redressa, ouvrit le carnet intitulé My travels abroad qu’on lui avait offert avant de partir, et, de son écriture penchée, commença à rédiger son journal :

 

15 juillet 1936

Port de New York

Temps clair

 

Nous venons de quitter New York. Beaucoup de gens sur les quais. Des journalistes et des photographes entourent les athlètes. Je dis au revoir à ma femme et à mes amis.

 

On frappa à la porte. Il referma son calepin et se leva pour ouvrir. C’était Helen Stephens, une vigoureuse athlète qu’il avait eu l’occasion de rencontrer plus d’une fois lors de jeux interuniversitaires. Elle remportait aisément toutes les compétitions de sprint auxquelles elle participait et s’essayait parfois aux épreuves de lancer du poids ou du disque. Surnommée Fulton Flash, l’« Eclair de Fulton » – sa ville natale –, elle avait le corps d’un homme – épaules carrées, jambes et bras musclés –, si bien que les mauvaises langues la soupçonnaient de posséder aussi d’autres attributs masculins…

— Helen ! Quel bon vent t’amène ?

— Regarde ce que j’ai trouvé dans ma cabine. Je voulais savoir si j’étais la seule à avoir reçu ces documents.

— De quoi s’agit-il ?

— Lis, dit-elle en lui remettant une liasse de tracts.

Jesse parcourut les papiers. Leur auteur invitait les athlètes américains à prendre position contre le régime nazi et à réclamer la libération des opposants Carl Mierendorf, Kurt Schumacher et Carl von Ossietzky. Ils suggéraient aux coureurs de rester sur la ligne de départ après le coup de pistolet du starter en signe de protestation contre la politique antijuive du IIIe Reich.

— Je n’ai rien trouvé de pareil dans ma cabine, assura-t-il quand il eut achevé sa lecture. Ce sont sans doutes les associations favorables au boycott qui les ont déposées à bord pour vous influencer…

— Qu’en penses-tu ? Quelle attitude devrions-nous adopter ?

— Moi, Helen, je ne m’occupe pas de politique. Je suis là pour courir, un point c’est tout. Toute ma vie gravite autour du sport, je me suis entraîné jour et nuit pour me qualifier, je ne vais pas laisser la politique me confisquer mes rêves !

— Crois-tu que nous devrions rester sur la ligne de départ ?

— C’est insensé, répondit-il en haussant les épaules. C’est plutôt en remportant des médailles qu’on défiera vraiment le régime nazi…

— Tu as sans doute raison.

Helen remercia Jesse et prit congé.

— Brave fille, se dit-il en refermant la porte. Dommage qu’elle soit si peu féminine !

 

Le lendemain, le temps se gâta. Jesse attrapa un rhume. Il assista à une grande réunion réunissant toute l’équipe américaine, entraîneurs compris, puis reçut son maillot officiel, un survêtement, un costume et un chapeau qui se révéla trop étroit.

— Et nos chaussures ? demanda-t-il à Larry Snyder.

— Le Comité olympique américain et l’AAU n’ont pas les moyens de nous en procurer, lui répondit l’entraîneur en haussant les épaules.

— Unbelievable !

— C’est malheureusement la vérité. Pour se faire un peu d’argent et couvrir les frais du voyage, le Comité souhaite même que nous participions à des compétitions en Europe après les Jeux…

— C’est donc cela, l’« amateurisme » ?

— La situation ne peut plus durer. Il est temps que les choses bougent, que les sportifs sortent du cadre universitaire pour devenir de vrais pros soutenus par des clubs dotés de moyens. Autrement, dans dix ans, il n’y aura plus d’athlétisme !

— Mais comment fera-t-on sans chaussures ? reprit Jesse. On courra pieds nus ?

— Bien sûr que non, on n’est pas chez les Zoulous ! Une fois à Berlin, je t’achèterai les meilleures chaussures qui existent. Il paraît qu’un artisan du nom d’Adi Dassler2 en confectionne d’excellentes.

— Sinon, je peux tout à fait courir pieds nus, coach.

Larry Snyder esquissa un sourire : Jesse Owens ne plaisantait pas.

*

Le paquebot proposait des mets variés – rosbif, pommes de terre bouillies, poulet frit, salades, soupes, glaces – mais offrait peu de distractions, hormis le casino où certains athlètes venaient dépenser de petites sommes. Pour les sportifs désireux de s’entraîner, il était possible de courir sur le pont, de nager dans une petite piscine à l’eau glaciale ou de s’exercer au tir sur des cibles flottantes. Mais ces activités étaient tributaires du climat : par temps orageux, la mer était si houleuse qu’elle faisait tanguer le navire, empêchant toute activité sportive à bord.

Ce soir-là, alors qu’il se promenait sur le pont en compagnie de Dave, Jesse aperçut une jeune femme aux cheveux bruns légèrement bouclés, très belle, vêtue d’un peignoir transparent qui laissait deviner les courbes parfaites de son corps. Elle était ivre et titubait, une bouteille de champagne à la main, en chantant à tue-tête.

— Qui est-ce ? demanda Jesse, à la fois ébloui par la beauté de cette femme sensuelle et écoeuré de la voir dans cet état.

— La championne de natation Eleanor Holm. C’est elle qui a obtenu la médaille d’or aux Jeux de Los Angeles.

— Qu’est-ce qu’elle est bien roulée ! Vise les cuisses et la poitrine !

— Elle a connu un drôle de parcours…

— Raconte !

— Elle était l’épouse du chanteur Arthur Jarrett et écumait les boîtes de nuit en sa compagnie. Elle se produisait vêtue d’un maillot blanc, d’un chapeau de cowboy et de bottines, et chantait « I’m an Old Cowhand from the Rio Grande ». Elle s’est habituée à un mode de vie bien différent de celui des autres sportifs : parfois, elle allait s’entraîner à la piscine à 3 heures du matin !

— Je vois, observa Jesse, pensif. Elle est tout ce que le président Brundage déteste. Elle fume, elle boit, elle a de l’argent alors que les athlètes sont censés rester pauvres, elle bosse dans les bars et elle est mariée !

C’est à ce moment précis qu’Ada Sackett, la responsable de l’équipe de natation, fit son apparition. Avertie des dérapages d’Eleanor, elle accourait pour la réprimander.

— Vous êtes irresponsable ! s’écria-t-elle en lui arrachant sa bouteille des mains. L’exemple que vous donnez aux autres est lamentable. Allez, il est l’heure de se coucher !

— Ah bon ? répliqua Eleanor en se dégageant. Ne me donnez pas de leçons, je vous prie. C’est ma troisième olympiade, vous ne pouvez pas en dire autant. Je sais ce que je fais, je n’ai pas besoin d’un chaperon. Je suis libre, blanche, majeure et vaccinée !

Ada Sackett revint à la charge :

— Le règlement est clair : il est interdit de fumer et de boire avant et pendant les Jeux !

— Je me fiche du règlement !

— Ce sera rapporté au président Brundage !

— Fuck Brundage !

Jesse et Dave se regardèrent, choqués par les propos insolents de la nageuse.

— Elle ne perd rien pour attendre, commenta Albritton.

 

Le soir même, un concours de beauté fut organisé par les passagers. Le vainqueur chez les hommes fut Glenn Hardin, mais il ne se présenta pas pour recevoir son trophée, de sorte qu’on couronna à sa place le décathlonien Glenn Morris, un immense athlète au teint basané et aux muscles saillants. Chez les femmes, ce fut l’escrimeuse Joanna de Tuscan qui remporta la palme, au grand dam d’Eleanor Holm, qui, ivre de rage – ou ivre tout court –, se mit à hurler que le vote était truqué.

Avisant une jeune fille assise à l’écart dans un coin du salon, Jesse Owens s’approcha d’elle.

— Puis-je vous offrir un verre ? proposa-t-il.

— Non, merci. Vous êtes membre de la délégation américaine ? lui demanda-t-elle.

— Oui, je suis Jesse Owens.

La jeune fille écarquilla les yeux. Elle avait suivi à la radio les exploits de l’athlète noir qui avait pulvérisé quatre records du monde à Ann Arbor, mais elle ne l’avait pas reconnu. Il était beau, avec son corps athlétique parfaitement moulé et son teint cuivré. Son visage avait un air juvénile et innocent qui mettait en confiance, et son sourire était chaud et lumineux comme un soleil d’été.

— Je suis très honorée de vous rencontrer, s’exclama-t-elle, radieuse. Prenez place à côté de moi !

Jesse ne se fit pas prier. Bien que Ruth occupât une grande place dans son coeur, il ne pouvait s’empêcher de séduire les femmes et entendait profiter de sa notoriété naissante pour mieux les conquérir.

— Etes-vous gênée par le boucan des sportifs ? lui demanda-t-il.

— Et comment ! gloussa-t-elle. C’est infernal de voyager avec une bande d’athlètes qui ne pensent qu’à faire la fête et à chahuter. Je ne vous cache pas que mes parents sont très mécontents et ont juré de ne plus jamais monter à bord du SS Manhattan

— Vos… vos parents vous accompagnent ? bredouilla Jesse, déçu d’apprendre qu’elle n’était pas seule.

— Oui, mais à l’heure qu’il est, ils dorment à poings fermés !

 

Il devait être 21 heures quand Helen Stephens sortit prendre l’air sur le pont. Elle se sentait oppressée dans sa cabine exiguë et, de nuit comme de jour, éprouvait le besoin de se dégourdir les jambes. Elle fit quelques exercices d’assouplissement, puis s’accouda au bastingage. Tout à coup, un bruit derrière elle la fit sursauter. Elle se retourna, aux aguets. Le raffut provenait d’une des chaloupes de sauvetage. Etait-ce un rat ? Elle s’approcha de l’embarcation. Sous la bâche, d’où provenaient des gémissements lascifs, elle distingua nettement deux formes en mouvement. Elle recula. Bientôt, les gémissements se firent haletants tandis que la toile se soulevait à une cadence précipitée. Horrifiée, Helen attendit à l’écart la fin de ces ébats. Au bout d’un moment, un homme sortit de la chaloupe en boutonnant son pantalon, bientôt suivi par une jeune femme échevelée. Helen fronça les sourcils, incrédule. C’était Jesse Owens.

1- Ce record ne sera amélioré que longtemps après la guerre, en 1956.

2- Ce créateur de chaussures sera, en 1948, le fondateur d’Adidas.