Où l’on débarque avec Claire en Normandie
— Et voici Utah Beach ! annonça le brigadier général Theodore Roosevelt Jr en montrant du doigt une large plage de sable bordée d’un cordon de dunes.
Debout sur le pont aux côtés du fils de l’ancien président des Etats-Unis – le seul général à accompagner une vague d’assaut en ce 6 juin 1944 –, Claire tressaillit. Les choses sérieuses allaient bientôt commencer. Après son départ de Berlin, elle était rentrée à Paris où elle avait recommencé à écrire pour L’Auto, mais son travail avait été brutalement interrompu par l’invasion allemande : contrôlé par les nazis, le journal s’était mis à publier des communiqués allemands et des textes vichystes ; Albert Lejeune, son directeur, entretenait de bons rapports avec la Propaganda Abteilung in Frankreich, organe de propagande de l’armée allemande en France1. Scandalisée, Claire n’avait pas tardé à démissionner. Sans nouvelles d’Oskar, elle avait vainement tenté de le joindre et, morte d’inquiétude, avait demandé à sa mère de se rendre au Quasimodo pour en savoir davantage. D’après Helmut, le pianiste avait été interné dans le camp de Sonnenburg, puis transféré en septembre 1939 au camp de Sachsenhausen, à trente kilomètres au nord de Berlin2. Refusant l’Occupation, elle avait alors quitté la France et s’était réfugiée à Londres où elle avait été engagée comme reporter par le magazine Liberty. Avertie au dernier moment qu’un débarquement était imminent, elle avait reçu l’accréditation nécessaire pour couvrir l’opération et avait été envoyée au sud de l’Angleterre en attendant le jour J. Bien que cette expérience fût à mille lieues de ce qu’elle avait connu à Berlin, elle n’avait pas hésité, consciente de l’enjeu de la bataille.
— Vous êtes là en terrain familier, ajouta Roosevelt en se tournant vers la journaliste.
Claire plissa les yeux. Une vaste plage s’étendait sur la côte nord-est de la presqu’île du Cotentin, à la limite des départements de la Manche et du Calvados. Au départ, le haut commandement allié ne prévoyait pas de débarquer dans cette zone. Mais la proximité du port de Cherbourg et la nécessité de disposer d’une solution de repli au cas où la situation tournerait mal sur les plages du Calvados avaient décidé Eisenhower et Montgomery à ajouter cette cinquième destination au plan initial.
— Comme vous le savez, cette plage se trouve en bordure d’une zone de marais, observa le brigadier général. Les Allemands ont volontairement fermé les vannes de drainage pour maintenir plusieurs secteurs inondés et mieux assurer la défense de la côte.
— Se doutent-ils qu’un débarquement se prépare ? lui demanda-t-elle en jouant nerveusement avec une boucle de ses cheveux.
— Non, le secret a été bien gardé. Mais d’après nos informations, le maréchal Rommel aurait renforcé le dispositif de défense : les dunes entre la baie des Veys et Saint-Vaast-la-Hougue sont truffées de nids de mitrailleuses, et des batteries lourdes ont été disposées sur les hauteurs de l’arrière-pays.
— Vous attendez-vous à une résistance farouche ?
Le brigadier général croisa les mains sur le pommeau de sa canne – depuis sa blessure pendant la Grande Guerre, il souffrait d’arthrite – et, sans quitter des yeux la côte normande, lui répondit :
— Cette zone est moins fortifiée que d’autres secteurs du fait que les nazis estiment que les marais et les zones inondées rendent difficile un accès à l’intérieur des terres. Notre 4e division d’infanterie devra occuper la plage et opérer la jonction avec les parachutistes des 82e et 101e divisions aéroportées qui doivent prendre le contrôle de la N13, de la ligne de chemin de fer, des ponts de la Douve, et couper la liaison avec la forteresse de Cherbourg.
— A quelle heure débarquons-nous ?
Il haussa les épaules.
— Tout dépendra des courants marins…
Claire nota ces explications sur son carnet et remercia le brigadier général. A cause de la tempête et des houles, le navire tanguait sans cesse, provoquant nausées et vomissements. Ecoeurée, elle dévissa sa gourde et sortit de la poche de son uniforme un comprimé contre le mal de mer qu’elle avala rapidement. Autour d’elle, les soldats paraissaient à la fois inquiets et impatients d’engager la bataille. Ils étaient très chargés, portaient des armes, des munitions, des rations de nourriture pour trois jours, un masque à gaz, une petite pelle pour creuser les tranchées, une corde, une gamelle d’eau et une trousse de secours. Comment diable pouvaient-ils se mouvoir avec tout cet attirail sur le dos ?
Tandis qu’elle se dirigeait vers sa cabine, elle croisa un artificier de la NCDU3 qui posait un préservatif sur un détonateur manuel et le fixait avec une bande de caoutchouc.
— Que faites-vous ? lui demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
Le sergent Kevin Callahan éclata de rire.
— Je ne suis pas le pervers que vous croyez. C’est juste pour garder le détonateur étanche !
— A la guerre comme à la guerre ! répliqua-t-elle, amusée par l’ingéniosité de l’artificier.
Les canons des navires et les avions volant à basse altitude commencèrent bientôt leur pilonnage des positions allemandes.
— On y va ! décréta Roosevelt.
Claire rangea son calepin et son Rolleiflex dans le sac qu’elle portait autour du cou, coiffa son casque en acier MI, ajusta son uniforme frappé du sigle War correspondent, enfila son gilet de sauvetage et descendit la grande échelle de corde menant au LCVP4 accolé au flanc du navire. Non sans mal, elle réussit à se parquer dans un coin de l’embarcation : chargés de leurs sacs, les GI’s étaient serrés les uns contre les autres comme des sardines dans leur boîte. La barge se mit en mouvement. Claire ferma les yeux. Le roulis, les douches d’eau salée, la fumée du diesel étaient insupportables. Elle pria pour qu’on débarquât au plus vite !
Malgré les efforts des barreurs, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Portés par un puissant courant, les chalands dérivèrent à plus de deux kilomètres au sud de la grande dune et, vers 6 h 40, débouchèrent au milieu d’un vaste marais.
— Que fait-on ? demanda Callahan à Roosevelt.
— We’ll start the war from right here, répliqua le brigadier général. Nous débarquerons ici, ce n’est pas plus mal. Les Allemands ne nous attendaient pas dans ce secteur qu’ils ont probablement dégarni !
Les rampes des LCVP s’ouvrirent aussitôt et déversèrent près de six cents GI’s. Claire débarqua en même temps qu’eux, soulagée d’atteindre enfin la terre ferme. Mais elle déchanta rapidement : à cause des marais, le sol était spongieux. Par précaution, certains soldats s’attachèrent ensemble comme des alpinistes ; d’autres se délestèrent de leurs équipements pour éviter de s’enliser. Peu habituée à ce genre d’exercice, la journaliste pataugea dans la boue, s’enfonça jusqu’à la taille, perdit pied et faillit se noyer.
— A l’aide ! hurla-t-elle en agitant les bras.
Alerté par ses cris, le sergent Callahan vint à son secours.
— Accrochez-vous ! s’écria-t-il en lui lançant une corde nouée en lasso.
Claire la passa autour de sa poitrine et se laissa tirer hors de la boue par l’artificier.
— Tu es mon ange gardien, soupira-t-elle quand, malgré le poids de son sac à dos, il la prit dans ses bras pour la porter hors des marais.
— Ne prenez pas de risques inutiles, lui répondit-il en souriant. Nous avons besoin de vous pour raconter nos exploits !
Sans tergiverser, elle gagna la plage. Elle la trouva infestée de pieux, de poteaux inclinés et de chevaux de frise. Plus haut, le long d’un mur de maçonnerie, le système défensif allemand était constitué de blockhaus, de fortins, de tourelles blindées et d’abris souterrains, reliés entre eux par des réseaux de tranchées et protégés par des fils de fer barbelés, des champs de mines et des fossés antichars. Avisant Roosevelt, elle le rejoignit. Accroupi près d’un poste de radio, il ordonnait aux autres vagues d’assaut de débarquer au même endroit que ses hommes. Remarquant sa présence, le général faillit s’étrangler :
— Que faites-vous là ? Mettez-vous à l’abri !
A peine avait-il prononcé ces mots qu’un obus siffla au-dessus de leurs têtes et s’enfonça dans la mer en soulevant une gerbe d’eau. D’un bond, Claire se glissa à l’intérieur d’un gourbi creusé par les GI’s dans le sable et resta là une heure, comme un lièvre dans son terrier, dans l’attente d’une accalmie.
Un vrombissement se fit entendre tout à coup. La journaliste sortit la tête et jeta un regard alentour. Déversés par plusieurs LST5, une trentaine de chars DD du 70e bataillon blindé venaient de débarquer sur le rivage. Sans hésiter, elle se hissa hors de son abri pour aller les photographier.
— Move inland ! Keep going !
La voix du général Roosevelt retentit sur la plage. Il venait de repérer la chaussée permettant de s’enfoncer vers l’intérieur des terres. Baptisée Exit 2, elle était censée conduire jusqu’à Sainte-Marie-du-Mont. Comme un seul homme, des milliers de GI’s foncèrent, pliés en deux, en direction des défenses allemandes, tandis que les ingénieurs et les groupes de déblaiement du 237e bataillon du génie nettoyaient la plage pour permettre aux péniches d’accoster dans les meilleures conditions. Claire vit le sergent Callahan fourrer des explosifs C-2 dans des chaussettes et les attacher aux obstacles à détruire.
— Qu’est-ce que tu fabriques encore ? lui demanda-t-elle, l’oeil goguenard.
— Ce curieux assemblage porte le nom de Hagensen Pack, lui expliqua l’artificier avec sérieux. Il est destiné à ouvrir des brèches dans le mur antichar mis en place par les Allemands !
— Si l’on gagne, s’esclaffa la Française, il faudra que l’Histoire retienne que c’est grâce à tes préservatifs et tes chaussettes trouées !
Aux environs de midi, les hommes de la 4e division finirent par gagner l’intérieur et, dans le secteur de Pouppeville, opérèrent la jonction avec les parachutistes de la 101e division aéroportée. Sans hésiter, Claire descendit de la Jeep qui la transportait pour photographier la scène. Mais elle n’alla pas loin : un obus frappa de plein fouet le véhicule qu’elle venait de quitter. Happée par l’explosion, elle fut projetée en l’air et retomba sur la chaussée, inanimée. Cinq minutes plus tard, elle était évacuée et embarquée à bord du navire-hôpital.
Quand elle rouvrit les yeux, Claire éprouva une vive douleur à la jambe. Elle se redressa sur les coudes et examina sa blessure. Elle n’était pas belle à voir, mais ne semblait pas profonde. La journaliste regarda autour d’elle : partout, des blessés en piteux état ; des infirmières qui allaient et venaient, la blouse éclaboussée de sang. Une odeur d’alcool et d’urine empuantissait l’atmosphère.
— Vous vous sentez mieux ? lui demanda quelqu’un.
Elle sursauta : c’était Callahan, l’air épuisé, les cheveux hirsutes.
— Mon ange gardien ! s’écria-t-elle en souriant. Quelles nouvelles du front ?
— C’est fini, répondit le sergent en lui baisant la main. Nous avons gagné !
1- A la Libération, le journal sera interdit pour collaboration et Albert Lejeune, inculpé d’intelligence avec l’ennemi, condamné à mort et exécuté à Marseille le 3 janvier 1945.
2- C’est dans ce même camp que furent internés Léon Blum, Georges Mandel, Paul Reynaud et plus de deux cent mille prisonniers.
3- Naval Combat Demolition Unit : unité chargée de dégager les plages de débarquement.
4- Landing Craft, Vehicle, Personnel : péniche de guerre pour véhicules et personnel.
5- Landing Ship, Tank : péniche de guerre transportant des blindés.