Où l’on voit le CIO
entériner la candidature de Berlin
Le comte Henri de Baillet-Latour s’éclaircit la gorge et commença par souhaiter la bienvenue à ses collègues, réunis en ce 15 mai 1934 à Athènes pour la 32e session du Comité international olympique. Sa grande taille, sa moustache épaisse, son nez proéminent et son crâne dégarni accentuaient son allure sévère. Ancien diplomate, excellent cavalier, il avait organisé avec succès les Jeux d’Anvers, avant d’être élu à la tête du CIO. Son allocution terminée, il céda la parole au Dr Theodor Lewald, président du Comité organisateur des Jeux de Berlin. L’Allemand se leva et, d’un ton enthousiaste, annonça qu’il préconisait d’allumer la flamme olympique en Grèce même et de la transporter jusqu’au stade de Berlin par un relais de torches que les coureurs se transmettraient à tour de rôle. Le comité accueillit favorablement cette proposition hautement symbolique.
— Nous abordons à présent la question de la participation des femmes aux jeux Olympiques, enchaîna le comte de Baillet-Latour. Je suggère qu’elles soient admises à prendre part aux disciplines suivantes : athlétisme, escrime, gymnastique, natation, patinage et ski. Mais cette faveur devrait leur être refusée pour les sports équestres et le hockey sur gazon.
L’assistance acquiesça : le sexe faible ne pouvait pas avoir accès à tous les sports. De nombreuses personnalités comme le baron Pierre de Coubertin ou Avery Brundage, le président du Comité olympique américain et de l’AAU, l’Amateur Athletic Union, étaient tout à fait opposés à la participation des femmes aux différentes disciplines sportives.
— Le troisième point à l’ordre du jour, reprit le président du CIO, est la question du boycott des Jeux de Berlin. Comme vous le savez, les Jeux ne doivent revêtir aucun caractère politique, racial, national ni confessionnel. Or, les mesures d’exclusion prises par le gouvernement allemand ont créé un mouvement d’opinion hostile à la célébration à Berlin des Jeux de la XIe olympiade. De nombreuses voix s’élèvent pour réclamer le boycott de ces Jeux sous prétexte que les Allemands font preuve de discrimination en excluant systématiquement les athlètes d’origine juive.
L’un des délégués américains, Ernest Lee Jahncke, leva la main pour réclamer la parole. Bien qu’il fût issu d’une famille protestante allemande, partie de Hambourg en 1870 pour s’installer à La Nouvelle-Orléans, il n’affichait aucune complaisance à l’égard du IIIe Reich.
— Je suis de ceux qui croient que nous ne devons pas participer aux Jeux de Berlin, déclara-t-il avec véhémence. Le régime nazi continue à violer toutes les règles de sélection des athlètes appelés à porter les couleurs allemandes. Il exploite les Jeux à des fins politiques et financières. La tenue des Jeux à Berlin portera un coup sévère à l’idée même de l’olympisme. Je…
Le comte de Baillet-Latour l’interrompit d’un ton sec :
— A ma connaissance, Avery Brundage ne partage pas du tout votre avis. Ne parlez-vous pas d’une seule et même voix ?
Jahncke n’aimait pas Brundage. Non seulement parce que celui-ci convoitait ouvertement sa place au CIO, mais aussi parce qu’il affichait une arrogance insupportable et prônait des idées qu’il avait du mal à partager : cet ancien athlète devenu entrepreneur à Chicago militait pour l’amateurisme à l’heure où les sportifs s’engageaient de plus en plus dans la voie du professionnalisme, raillait la présence des femmes aux jeux Olympiques et critiquait volontiers les Juifs qu’il considérait comme une « minorité organisée » qui avait recours à des pratiques « terroristes » pour empêcher la participation des Etats-Unis aux JO de Berlin. « Il se prend pour le pape et nous traite comme des hérétiques », se plaignaient ses proches collaborateurs, excédés par sa rigueur et son puritanisme.
— Avery Brundage est libre de défendre ses idées et je suis libre de défendre les miennes…
— Il faudrait que les Allemands nous fournissent des assurances concernant les sportifs juifs, déclara alors un autre délégué américain, le général Charles Sherrill. La presse américaine mène campagne en faveur du boycott. Nous devons, pour l’apaiser, lui fournir des preuves tangibles… Autrement, il serait préférable que la ville de Berlin retire sa candidature !
Visiblement embarrassé, le comte porta à ses lèvres le verre d’eau posé devant lui. Que faire ? Bien qu’il n’ignorât pas ce qui se passait en Allemagne, il ne souhaitait en aucun cas torpiller les Jeux. D’un air grave, il se tourna vers le Dr Lewald :
— Lors de notre 31e session à Vienne, vous nous aviez donné l’engagement que la charte relative aux règles de qualification serait respectée, lui déclara-t-il en levant l’index. Je vous demande de faire immédiatement une déclaration pour confirmer cet engagement.
Le président du Comité organisateur des Jeux de Berlin ne se laissa pas démonter par cette requête inattendue.
— Je peux vous confirmer que l’engagement pris à Vienne n’est pas seulement tenu, mais que nous avons l’intention d’aller plus loin, répondit-il d’un ton calme. Toutes les mesures nécessaires pour que les non-Aryens puissent s’entraîner et participer aux Jeux, et pour permettre aux athlètes juifs inconnus de se révéler ont été prises. Les craintes que des démonstrations puissent se produire contre les athlètes de confession israélite sont dénuées de tout fondement quand on se réfère à l’esprit sportif et à la discipline du peuple allemand.
— Je dois ajouter, renchérit Baillet-Latour, que les régimes politiques hostiles à l’Allemagne prennent les jeux Olympiques pour prétexte afin de déclencher leurs attaques. De tels procédés sont inacceptables !
On applaudit au fond de la salle. Le comité délibéra et rendit publique une déclaration officielle affirmant que l’aspect politique de la question n’était pas de son ressort et que « les preuves apportées par les organisateurs établissent d’une façon absolue que tout a été mis en oeuvre pour placer les athlètes allemands sur un pied de parfaite égalité ».
— C’est une honte ! protesta Jahncke en frappant du poing sur la table. La participation à l’olympiade de Berlin signifie l’approbation de la sordide exploitation des Jeux par les nazis ! Même si la propagande allemande soutient le contraire, les seules disciplines sportives pratiquées actuellement par le IIIe Reich consistent à démolir les magasins, à parader dans les rues, à tabasser des innocents et à les parquer dans des camps de concentration !
— Cela suffit, monsieur Jahncke ! répliqua le comte de Baillet-Latour d’un ton sec. La séance est levée !
Quelques mois plus tard, Ernest Lee Jahncke était évincé du CIO et remplacé par Avery Brundage.