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Où l’on découvre des lettres posthumes

Oskar sortit dans la cour et leva les yeux au ciel. La lumière lui manquait. Confiné dans sa cellule nauséabonde infestée de puces et de poux, il se sentait mourir. Au moment où il s’apprêtait à faire quelques exercices pour se dégourdir les jambes, il avisa un homme décharné, vêtu comme lui de l’uniforme rayé des prisonniers, qui se traînait jusqu’à son baraquement. Il paraissait à bout. Ses yeux étaient boursouflés et les stries qui lui sillonnaient le visage attestaient qu’il avait été torturé.

— Je te connais, murmura le pianiste en l’aidant à marcher. Tu es Werner Seelenbinder, n’est-ce pas ? J’ai vu ta photo dans les journaux !

— Oui, murmura l’autre. C’est bien moi.

— Qu’est-ce que tu fais dans le camp ? Ta place n’est pas ici !

— On m’accuse de haute trahison. Et toi ?

— On m’accuse aussi de haute trahison parce que je jouais du jazz, tu te rends compte ? ricana Oskar, comme si l’absurdité de son internement le rendait presque comique.

Werner semblait épuisé. Le pianiste eut le sentiment que la Gestapo s’était acharnée contre lui pour se prouver à elle-même qu’elle pouvait détruire les hommes les plus coriaces.

— Tu es trop faible, que t’ont-ils fait ? reprit-il.

— Que ne m’ont-ils pas fait ? J’ai été envoyé dans neuf camps différents ; j’ai les côtes brisées, la mâchoire démontée, la peau trouée de brûlures de cigarettes ; j’ai perdu trente kilos. Le Volksgerichtshof doit me juger dans quelques jours, et tout porte à croire que je serai condamné à mort…

Un gardien apparut, une matraque à la main.

— Maul halten ! hurla-t-il en faisant signe à Oskar de poursuivre son chemin.

Le pianiste posa une main sur l’épaule du lutteur et lui chuchota à l’oreille :

— Ne baisse pas les bras, Werner. La victoire est toute proche !

Le lutteur eut un sourire triste, puis s’éloigna. Oskar referma les doigts sur le papier qu’il lui avait confié.

*

Il pleuvait sur Berlin en ce lundi 30 avril 1945. Retranché dans le bunker de la Chancellerie, Adolf Hitler prit la décision de mettre fin à ses jours. Il convoqua Magda Goebbels et, d’une main tremblante, ôta l’insigne en or du parti de sa vareuse et l’épingla au revers de la veste de Magda. Quelques instants plus tard, à 15 h 30, il se tira une balle dans la bouche après avoir croqué une capsule de cyanure. Eva Braun, sa compagne, s’empoisonna en même temps que lui.

Le lendemain soir, Magda prit sa plume et rédigea une lettre destinée à Harald, le fils de son premier mariage, le seul de ses enfants à ne pas être au bunker :

 

Le monde qui viendra après le Führer et le national-socialisme ne mérite pas qu’on y vive, et c’est pour cela que j’ai amené les enfants ici. La vie qui viendra après nous n’est pas digne d’eux… Hier soir, le Führer a enlevé son insigne du Parti en or et me l’a agrafé. Je suis fière et heureuse… Pouvoir mettre fin à notre vie avec lui est une grâce du destin sur laquelle nous n’osions pas compter.

 

Elle glissa la lettre dans une enveloppe qu’elle confia à Hanna Reitsch. Puis elle réunit ses six enfants, Helga, Hilda, Sepp, Holde, Hedda et Heide, vêtus de chemises de nuit blanches, et leur offrit des tasses et un pot de chocolat empoisonné. Elle sortit de la pièce et, s’attablant, commença une réussite. Peu après, elle rejoignit son mari. Ensemble, en silence, ils gravirent les marches menant à la Chancellerie. Leur vie durant, ils s’étaient aimés, trahis, haïs. A l’heure de la mort, ils s’étaient retrouvés. L’air grave, Joseph Goebbels arma son revolver et se tua d’une balle. Magda croqua une capsule de cyanure.

Le lendemain, les troupes soviétiques pénétraient dans le bunker.

*

— Monsieur Seelenbinder ?

L’homme hésita, dévisagea un moment son interlocuteur pour vérifier qu’il n’était pas de la police, puis, rassuré, répondit :

— Oui, c’est moi. Qui êtes-vous ?

— Un ami de votre fils…

— Entrez, je vous prie !

Oskar pénétra dans le salon. Les meubles étaient recouverts de housses, les rideaux tirés. Sur le mur, des photos de Werner, et, dans une vitrine, ses médailles.

— Vous devez être fier de lui, murmura le pianiste, un peu oppressé par l’obscurité ambiante qui lui rappelait l’atmosphère de sa cellule.

— Vous le connaissiez bien ?

L’usage de l’imparfait signifiait que le père avait été averti de la mort de son fils. En septembre 1944, Werner avait été jugé en même temps que soixante-cinq autres membres de l’Uhrig Group et condamné à mort. Le 24 octobre, il avait été décapité dans la prison de Brandenburg1.

— Je l’ai croisé une seule fois, nous avons discuté un peu.

— Comment était-il ?

— Très affaibli, mais courageux. J’ai dû lui inspirer confiance puisqu’il m’a remis un message à votre intention.

Les yeux du père s’illuminèrent.

— Un message ?

— Le voici, fit Oskar en lui tendant le papier que Werner lui avait confié.

Le père s’assit, chaussa ses lunettes et se mit à lire la dernière lettre que son fils lui avait adressée :

 

Mon cher papa,

Le moment de te dire adieu est venu. Pendant mon internement, j’ai subi toutes sortes de tortures. Maladies, souffrances physiques et psychologiques, rien ne m’a été épargné. Cette épreuve m’a appris à mieux apprécier les moments merveilleux passés à tes côtés. J’aurais bien voulu les revivre, mais le destin en a décidé autrement. Je sais néanmoins que j’occuperai toujours une place dans ton coeur, et cette certitude me remplit de fierté et m’empêche de faiblir avant d’affronter la mort.

 

Mon cher papa,

Je suis désolé de n’avoir pas su t’épargner les douleurs que je te cause. Ce qui me console, c’est que je t’ai procuré un peu de plaisir avec mes succès sportifs. Ménage ta santé, papa. Je sais que tu ne m’oublieras pas.

 

M. Seelenbinder replia le papier et essuya une larme du revers de la main. Cette lettre d’outre-tombe avait, l’espace d’un court instant, ressuscité Werner. Il se leva, s’approcha d’une photo de son fils qu’il contempla longuement en silence, puis alluma la radio. Aux dernières nouvelles, les Alliés avançaient sur tous les fronts.

— Il n’est pas mort pour rien, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix brisée.

1- Les cendres de Werner Seelenbinder reposent aujourd’hui dans son ancien club, le Berolina 03 Sports Club à Berlin, qui a donné à son stade le nom du champion.