Où l’on voit Leni en position
compromettante
avec un décathlonien
Sur le stade, Leni Riefenstahl ne tenait pas en place. Vêtue d’un long pantalon de flanelle grise, coiffée d’une toque de jockey, accompagnée de son photographe personnel, Rolf Lantin, elle gesticulait sans cesse, courait dans tous les sens pour distribuer des ordres à ses techniciens ou vérifier que les caméras étaient bien ajustées. Parfois, quand un arbitre ou un officiel se trouvait dans le champ d’une caméra, Leni lui envoyait un mot avec un de ses préposés :
« Ôtez-vous de là tout de suite – Riefenstahl. »
Ce jour-là, l’épreuve du décathlon s’acheva dans la douleur. Les athlètes étaient couchés sur la pelouse, les bras en croix, à bout de souffle. Portant le dossard n˚ 801, l’Américain Glenn Morris était là, détendu, une serviette sur la tête. Il avait un physique parfait, avec son buste bombé, ses épaules carrées, ses biceps saillants et ses cuisses puissantes. Il n’avait pas l’air très futé, mais son visage dégageait un charme animal qui ne laissait pas indifférent. Leni s’approcha de lui. Son ami, le champion allemand Erwin Huber, lui avait conseillé de rencontrer l’athlète pour le filmer en action. Dès l’instant où ses yeux croisèrent ceux de l’Américain et qu’il lui sourit, son coeur s’arrêta de battre. Elle avait toujours été très libre d’esprit, collectionnait les amants, mais jamais elle n’avait connu pareil coup de foudre.
Toute la nuit, la cinéaste ne put s’empêcher de songer à Glenn. Que savait-elle de lui ? Rien. Elle ignorait même s’il était marié ou non. Son regard, à la fin de la course, l’avait subjuguée. Elle se sentait irrésistiblement attirée par lui, un peu comme dans les films à l’eau de rose où le prince et sa dulcinée tombent amoureux à la première rencontre. Ce sentiment était d’autant plus surprenant qu’elle était censée se consacrer à son projet. Par quel mystère cet homme avait-il réussi à reléguer le tournage au second plan pour envahir son coeur et occuper son esprit ?
Le lendemain, Leni Riefenstahl assista à la cérémonie de remise des médailles. Sous les acclamations du public, Glenn Morris, qui avait battu le record du monde de la discipline, monta sur la plus haute marche du podium.
— Filme Guzzi, filme ! ordonna-t-elle à son cadreur.
— Il fait trop sombre, Leni.
— Qu’importe, filme !
La cinéaste se mordit les lèvres. La sensualité virile de l’Américain lui faisait tourner la tête. « Il est superbement photogénique », songea-t-elle en plissant les yeux. Ayant reçu sa médaille d’or des mains d’Eva Braun et écouté religieusement l’hymne national américain, le décathlonien descendit du podium et se dirigea droit vers la cinéaste qui le dévorait des yeux. Quand il fut près d’elle, elle tendit la main pour le féliciter. Mais au lieu de la saluer, Glenn l’enlaça et, d’un geste brusque, lui arracha sa chemise et posa ses lèvres sur ses seins nus. Prise de court, Leni faillit s’évanouir. Toute confuse, elle se recouvrit comme elle put et recula sous les regards médusés de cent mille spectateurs. Assis dans les tribunes, Anatol Dobriansky faillit s’étrangler.
*
Le château de Ruhwald était un vieil édifice inhabité au milieu d’un vaste parc situé non loin du stade et longé par la Spandauer Chaussee. Assise dans une pièce de cette bâtisse qui servait de quartier général à son équipe, Leni Riefenstahl se tenait la tête entre les mains, encore mal remise de ses émotions. Comment avait-elle pu se laisser faire ?
— Leni, viens vite !
Essoufflé, Walter Zielke fit irruption dans la pièce.
— Que se passe-t-il ? s’exclama-t-elle, alarmée, craignant un nouveau coup bas de Goebbels.
— Anatol Dobriansky vient d’agresser Glenn Morris. Il a décidé de défendre ton honneur avec ses poings !
— Mais de quoi se mêle-t-il ? s’écria-t-elle, outrée. Où sont-ils ?
— Au village olympique !
— Il faut les séparer. Allons-y !
Leni se leva et sortit en courant. Arrivée au village, elle gagna sur-le-champ le pavillon américain.
— Où sont les athlètes ? demanda-t-elle au réceptionniste.
— Au dancing, pour fêter leurs médailles.
— Tous ?
— Tous, sauf un seul, là-bas, répondit-il en montrant du doigt une silhouette qui arpentait le parc.
— Glenn ! s’exclama Leni en courant vers lui.
Le décathlonien paraissait énervé. Son poing était bandé et une petite blessure lui tailladait le front.
— Que fais-tu là ? lui demanda-t-il d’un ton bourru.
— On m’a dit que tu t’étais bagarré avec un type, je suis venue aux nouvelles…
— Cette brute épaisse s’est jetée sur moi et m’a roué de coups, comme ça, sans raison. Il paraît que c’est un Grec d’origine russe. Je ne sais pas ce qu’il me voulait… S’il ne m’avait pas pris par surprise, je n’en aurais fait qu’une bouchée !
— Il t’a fait mal ?
— Non, ça ira, fit-il en se massant le poignet.
Elle s’approcha de lui et, du bout de son châle, essuya sa blessure.
— J’aimerais te demander un petit service, Glenn, murmura-t-elle quand, après une courte promenade au clair de lune, elle le jugea plus apaisé.
Le décathlonien la regarda dans les yeux.
— Tout ce que tu voudras, ma chère.
— Je voudrais te demander de convaincre tes camarades de répéter cette nuit, à l’identique, les épreuves de saut à la perche que je n’ai pu filmer aujourd’hui…
Il fronça les sourcils.
— Tu es sérieuse ? A l’heure qu’il est, mes copains se défoulent au dancing. Il est hors de question que je les ramène au stade !
— Je sais que toi seul peux les convaincre, Glenn, murmura-t-elle en se collant contre lui. Fais-le pour moi !
L’Américain réfléchit un moment. Rendre service à la cinéaste pouvait lui permettre de figurer en bonne place dans son film. Pour la suite de sa carrière, une telle publicité n’était pas négligeable.
— Ok, Leni, dit-il enfin en lui faisant signe de le suivre. Je le ferai pour toi !
Ayant rejoint le dancing, Glenn Morris ameuta ses camarades. Il eut le plus grand mal à les extirper des bras des filles qui papillonnaient autour d’eux, mais ils finirent par céder pour ne pas le contrarier. Toute la nuit, à la lumière de puissants projecteurs, ils répétèrent devant les caméras les mêmes performances que la veille. Leni exulta : les images étaient superbes, bien servies par l’éclairage. Ralentis, gros plans, contre-plongées… rien ne fut laissé au hasard.
— Merci, Glenn, je te dois une fière chandelle, dit-elle à son décathlonien qui commençait à prendre plaisir à jouer devant une caméra.
— De rien, Leni. Quand pourrais-je visionner les séquences ?
— Demain soir, répondit-elle en inscrivant sur un bout de papier l’adresse de son studio de montage.
Elle se mordit les lèvres et ajouta d’un air espiègle :
— J’ai de belles choses à te montrer !
Très vite, la salle de montage se transforma en baisodrome. Leni et Glenn firent l’amour partout, sur la table, contre le mur, se roulèrent par terre au milieu des rubans de pellicule… Surexcitée à l’idée d’être surprise à tout instant par ses techniciens, l’Allemande poussait des cris sauvages, lui griffait le dos, lui mordait le cou ; en bon décathlonien, l’Américain multipliait les prouesses sexuelles.
Quand enfin, à bout de forces, elle se dégagea pour se rhabiller, la cinéaste se dit avec satisfaction que de tous les films de sa vie, celui de son idylle avec Glenn était le plus intense.