Où la fête organisée par Goebbels tourne à l’orgie
L’île des Paons – la Pfaueninsel – scintillait de mille feux. Cette réserve naturelle considérée comme « la perle de la Havel » était située au milieu du lac de Wannsee, non loin de la Schwanenwerder. Elle avait servi autrefois de laboratoire à l’alchimiste Kunckel qui y avait inventé un verre rouge baptisé « Rubinglas », et abritait un château construit au XVIIIe siècle par Frédéric-Guillaume II pour sa maîtresse, la comtesse Wilhelmine von Lichtenau, et transformé par son fils en résidence d’été. Dans le parc à l’anglaise qui entourait le monument, plusieurs constructions fantaisistes retenaient l’attention : la maison suisse, la maison cavalière de Schinkel, la laiterie déguisée en ruine médiévale… Vestige d’une ménagerie datant de 1822, une volière accueillait une cinquantaine de paons majestueux. Vêtu d’un costume croisé de gabardine blanche, Goebbels affichait un sourire radieux : il faisait beau, la fête s’annonçait merveilleuse. Les pontonniers de la Wehrmacht avaient jeté une passerelle de bateau pour relier l’île au continent et, comme des hallebardiers, faisaient la haie d’honneur, la rame levée, au passage des invités. Les vieux arbres étaient illuminés par des milliers de lampions bleus et des myriades de globes d’or ; trois orchestres, disséminés dans le parc, interprétaient de la musique classique. L’intérieur du château, de style néoclassique, était splendide, avec ses peintures, ses moulages et ses parquets marquetés en bois précieux : les convives s’y pavanaient en tenue de soirée en admirant les danseuses de l’Opernhaus de Berlin qui évoluaient au milieu d’un décor réalisé par Benno von Arent. Le ministre de la Propagande avait invité le prince des Pays-Bas, le couple royal de Grèce, le prince italien Umberto, le roi de Bulgarie, des diplomates, des personnalités du monde culturel, les hauts dirigeants nazis, mais aussi plusieurs de ses anciens compagnons d’armes, qui s’étaient illustrés lors des affrontements dans les quartiers ouvriers de Berlin : tous avaient répondu présent. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement de clore en beauté les jeux Olympiques, mais aussi de rivaliser avec les somptueuses réceptions données par ses rivaux Ribbentrop et Göring. Au cours de la première, un boeuf entier avait été rôti à la broche ; d’audacieuses acrobaties aériennes avaient été prévues pour distraire les invités de la seconde.
— Lida Baarova ! s’exclama-t-il tout à coup en voyant venir à lui une ravissante actrice tchèque brune qu’il avait repérée dans les studios de l’UFA.
La jeune fille, qui était accompagnée de l’acteur Gustav Fröhlich, rougit jusqu’aux oreilles et esquissa une révérence.
— Passez me voir la semaine prochaine, lui glissa-t-il à l’oreille. Nous devons parler de votre avenir…
Magda ne vit rien. Très élégante dans sa robe du soir en organdi blanc, elle prit place aux côtés du roi de Bulgarie. Aussitôt, des jeunes filles costumées en page et brandissant des flambeaux firent le tour des tables, tandis que les serveurs remplissaient les coupes de champagne ou de vin. On se fût cru dans un conte de fées. Vers minuit, Joseph Goebbels s’approcha de sa femme et lui chuchota à l’oreille :
— Quel spectacle distingué ! Nous avons surclassé les fêtes de Göring et de Ribbentrop, hein ? C’est la plus belle fête que nous ayons jamais organisée, j’en suis ravi. Et la tiédeur de cette nuit d’été ! Une merveille…
Magda le gratifia d’un sourire.
Vers 3 heures du matin, l’ambiance commença à se dégrader. Après le bal, sous l’emprise de l’alcool, les anciens compagnons de Goebbels, des fils de la rue peu habitués aux soirées guindées, se mirent à tripoter les porteuses de flambeaux. On les vit entraîner les jeunes filles dans les buissons alentour ; on les entendit même pousser des cris de jouissance que ni la musique ni les explosions des feux d’artifice ne réussirent à couvrir.
— Que se passe-t-il ? demanda Magda à son mari. Fais quelque chose, Joseph, ils transforment la fête en orgie !
Alarmé, le ministre quitta la table et ordonna à ses gardes du corps d’intervenir. Mal lui en prit : ses hommes en vinrent aux mains avec les éléments perturbateurs. La situation dégénéra : des coups de poing furent échangés, des bouteilles brisées, des tables renversées. Dépassé par les événements, Goebbels se mit à courir dans tous les sens, tandis que les invités, effarouchés, se retiraient un à un. Rouge de honte, Magda se leva et sortit en pleurant.
Au même moment, un officier se présenta devant Helen Stephens qui sirotait un soda au bar et l’informa que le général Göring souhaitait la rencontrer.
— Maintenant ? lui demanda-t-elle, surprise. Vous avez vu l’heure qu’il est ?
— Le général aime veiller, lui rétorqua l’officier d’un ton sec.
Helen hésita. Pourquoi Göring voulait-il la voir à une heure aussi tardive ? Sans doute avait-il appris que Hitler lui-même l’avait félicitée et souhaitait-il en faire autant…
— Je vous suis, dit-elle en lui emboîtant le pas.
— Le général se trouve au premier étage du château. Il vous attend.
Helen gravit les escaliers menant à l’étage supérieur. Elle poussa la porte et s’arrêta, interdite. Göring était là, en petite tenue, affublé d’un peignoir rose entrouvert, affalé dans un grand fauteuil qui ressemblait à un trône. Une jeune fille d’une grande beauté se tenait à côté de lui. Reconnaissant Eleanor Holm, Helen fronça les sourcils et recula d’un pas.
— Entrez, entrez, ma belle, gloussa le général, n’ayez pas peur !
Il se leva et, d’une démarche de pachyderme, s’avança vers la sprinteuse, lui baisa la main et lui offrit une coupe de champagne. Il avait les joues gonflées, les yeux rougis. Sa bedaine flasque pendouillait hors de son caleçon : en peignoir, il paraissait dix fois plus volumineux qu’en uniforme.
— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-elle d’une voix mal assurée.
— Je voudrais fêter votre victoire. Je suis un homme généreux.
Il claqua des doigts. Eleanor Holm se leva et s’approcha de sa compatriote. Depuis le début des Jeux, elle s’affichait avec le général, participait à toutes les soirées de gala, au grand dam d’Avery Brundage qui digérait mal l’affront que lui faisait cette athlète indisciplinée qui, au lieu de rentrer chez elle, tête basse, après son exclusion, se pavanait partout à Berlin dans le but de le faire enrager.
— Montre-lui ton cadeau, Eleanor !
La nageuse ouvrit la main. Dans sa paume, une croix gammée sertie de diamants.
— Tu auras la même si tu es gentille avec moi, murmura Göring d’une voix mielleuse.
Sur ces mots, il entraîna Helen dans une chambre contiguë.
— Il se fait tard, je dois…, balbutia la jeune fille.
N’y tenant plus, Göring se jeta sur elle et chercha à la déshabiller. Helen se dégagea brutalement en criant.
— Un appel urgent pour vous !
C’était le majordome. Göring pesta, noua le cordon de son peignoir et se dirigea vers le téléphone. Helen en profita pour filer à l’anglaise. Elle sortit dans le jardin et prit ses jambes à son cou. Dix minutes plus tard, au terme d’une course effrénée, la sprinteuse s’arrêta. « J’ai dû pulvériser mon propre record », songea-t-elle, la main posée sur son coeur pour en contenir les battements.