Où le baron de Coubertin fait l’apologie du Führer
Pierre de Coubertin paraissait encore plus fatigué que la dernière fois. Son teint était cadavérique, ses yeux larmoyaient. Craignant d’abuser de sa gentillesse, Claire Lagarde se demanda s’il fallait continuer l’entretien. Il devina son hésitation.
— Poursuivez, marmonna-t-il. Je vous en prie !
Claire se replongea dans ses notes et enchaîna :
— En France, à L’Auto, notre rédacteur en chef, Jacques Goddet, estime que les Jeux ont été « défigurés » et que l’idée olympique a été sacrifiée à la propagande. Je vous ai d’ailleurs apporté un article de mon confrère Roger Perrier, intitulé « La nuit olympique ».
Elle lui tendit la coupure de presse. Le baron la prit d’une main tremblante et la lut à voix haute :
Les Jeux de la XIe olympiade ont obtenu un succès considérable, un succès qui laisse derrière lui – et de loin – ce que les dix précédents jeux Olympiques avaient apporté au monde. Succès populaire ahurissant, puisque des millions de spectateurs ont défilé au Reichssportfeld pour assister aux évolutions des 4 000 champions représentant l’élite de la jeunesse de 49 nations. Succès sportif, puisque, dans toutes les branches du sport, les records ont été pour la plupart battus. De quoi se plaint-on ? Les Jeux de Berlin ont atteint leur but : une magnifique propagande a été faite à la cause du sport international, la jeunesse a bataillé dans l’allégresse et la concorde, la flamme olympique a poursuivi sa course à travers les âges pour le bien d’une humanité toujours plus ardente, plus courageuse et plus pure.
Mais les Jeux de 1936 n’ont été qu’un prétexte. S’ils ont apporté leur contribution à la cause du sport – il serait puéril de le nier –, ils ont surtout servi à prouver la puissance d’Adolf Hitler sur la masse du peuple allemand. Est-ce là le but du sport ? Est-ce là, surtout, le but que le baron Pierre de Coubertin poursuivait en rénovant les Jeux de la Grèce antique ? Non, incontestablement. Mais l’histoire est un éternel recommencement. Nous voici revenus, au XXe siècle, aux abus qui précipitèrent la fin de l’olympisme et la décadence grecque. A quel mystérieux fil conducteur obéit donc l’humanité sur notre étrange planète ? Dans une Europe cahotée, où les dictateurs les plus divers s’enchevêtrent dangereusement, les jeux Olympiques viennent semer un étrange sujet de panique. Abus ? Mais abus partout. Jusque dans cet engouement immense d’une foule qui veut à tout prix voir gagner un des siens. Jusque dans cette levée en masse vers les tribunes du Stadion de gens qui s’y ruaient sans savoir ce qu’ils allaient faire ! Abus sur le Stadion même. Déformation de l’idée qu’on doit se faire de l’athlète qui n’est plus maintenant qu’un instrument entre les mains d’un gouvernement pour la gloire duquel il doit triompher…
Pierre de Coubertin s’interrompit et, d’un geste brusque, rendit l’article à Claire.
— Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-elle.
— C’est entièrement faux, protesta-t-il. La grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique. On s’inquiète en France de ce que les Jeux de 1936 ont été modelés par la discipline hitlérienne. Comment pourrait-il en être autrement ? Il est éminemment souhaitable au contraire que les Jeux entrent ainsi, avec ce bonheur, dans le vêtement que chaque peuple tisse pendant quatre ans à leur intention. Je tiens d’ailleurs à féliciter hautement M. Hitler, en qui je salue un des plus grands esprits constructeurs de ce temps, d’avoir magnifiquement servi, sans le défigurer, l’idéal olympique.
Hitler, « un des plus grands esprits constructeurs de ce temps » ? Claire se pinça les lèvres. Comment le baron pouvait-il soutenir une telle insanité et ne pas voir le reste, tout le reste ? Huit jours après la fin des Jeux, le Führer avait porté à deux ans la durée du service militaire en Allemagne et transformé le village olympique en caserne. Une fois de plus, la Française se demanda si Pierre de Coubertin avait pleine conscience de ce qu’il avançait ou s’il fallait mettre son radotage sur le compte de la vieillesse. Sans doute n’était-il pas le seul à se fourvoyer : des intellectuels brillants, des personnalités respectables considéraient Hitler comme un bâtisseur, un réformateur soucieux du bien-être de son peuple, un homme de dialogue et de paix !
— L’attitude de votre journal ne me surprend guère, ajouta-t-il d’un ton amer. Les Français sont seuls à jouer les Cassandre. Ils ont tort de ne pas comprendre ou de ne pas vouloir comprendre. Depuis que j’ai organisé le « Congrès pour le rétablissement des jeux Olympiques », qui s’est réuni à la Sorbonne, à Paris, en 1894, les Français n’ont jamais rien compris à ma pensée, n’ont jamais su ce qu’était l’olympisme et, consciemment ou non, ont toujours travaillé contre la réussite des Jeux.
— On vous reproche de parler des Jeux de Berlin sans y avoir assisté, objecta la journaliste.
— Il est en effet exact que je ne me suis rendu ni aux Etats-Unis ni en Allemagne. Mais je ne me désintéresse pas pour autant de la croissance de mon « enfant » ! J’ai voulu tout ce qui s’est passé jusqu’ici, j’ai désiré ce néopaganisme. Que reproche-t-on aux Jeux de Berlin ? D’avoir servi de prétexte à une manifestation de propagande politique, d’avoir été entourés de trop de cérémonies et festivités extra-sportives ? Et alors ? Techniquement, ces Jeux ont été une réussite, c’est l’essentiel. Les jeux Olympiques sont une compétition, rude, farouche, ne convenant qu’à des êtres rudes et farouches. Les entourer d’une atmosphère débilitante de conformisme sans passion ni excès, c’est leur enlever toute espèce de signification. A Berlin, on a vibré pour une idée que nous n’avons pas à juger, mais qui fut l’excitant que je recherche constamment. Cette glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement des Jeux !
— Si l’on suit votre logique, que devra-t-on inventer à Tokyo pour les prochains Jeux ? demanda la Française d’un ton narquois. Appeler les samouraïs en renfort ?
— Pourquoi pas ? lui répondit-il le plus sérieusement du monde. Qui sait de quelle excitation passionnelle l’Empire nippon saupoudrera ses Jeux ? Y verra-t-on poindre l’esprit héroïque des samouraïs ? Y discernera-t-on l’orgueil d’une race qui ressuscite ou y dénotera-t-on l’emprise de cet impondérable orientalisme si troublant à nos yeux ? Peu importe, pourvu qu’au nom d’une mystique, fût-elle raciale, religieuse, politique ou sportive, on entoure les épreuves d’une fièvre dévorante. Car, c’est cela, les Jeux !
Claire n’insista plus. Elle rangea son stylo et remercia le baron de lui avoir accordé cet entretien.
— Je compte publier vos commentaires dans L’Auto sous forme de droit de réponse. M’y autorisez-vous ?
Pierre de Coubertin eut un geste las.
— Faites ce que vous jugerez convenable. Au point où j’en suis !
Le 26 août 1936, L’Auto publiait un droit de réponse de Pierre de Coubertin comportant toutes les réflexions qu’il avait confiées au journal. Par ironie, Claire l’intitula : « Tout va très bien, monsieur le baron ! »