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Où la famille Owens  prend une décision courageuse

— Nous devons quitter Oakville, décréta Emma.

Henry leva les yeux au ciel.

— Partir pour aller où ?

Assis à l’écart dans un coin tranquille de la plantation, ils discutaient. De retour de la messe, au lieu de rentrer directement à la maison, ils avaient fait un long détour pour gagner cet endroit qui leur rappelait de bons souvenirs. C’est là qu’ils aimaient se retrouver, à l’abri des regards indiscrets, loin de leur demeure où aucune intimité n’était possible, là aussi qu’ils avaient coutume de s’embrasser. Fougueux au début de leur mariage, leurs baisers étaient devenus, avec le temps, de plus en plus tendres, la passion cédant la place à la complicité. Bien qu’ils fussent très différents – Henry, grand, robuste, peu disert ; Emma, petite, menue, volubile –, ils s’entendaient à merveille : point d’éclats de voix ni de coups, à la différence des cases voisines où les disputes conjugales dégénéraient souvent.

— Il n’y a pas d’avenir ici, poursuivit-elle. Les enfants passent leur temps à t’aider aux champs. Ils ne savent ni lire ni écrire. Veux-tu qu’ils signent comme toi, en mettant une croix ?

— Il n’y a pas de sot métier, Emma. Je n’ai pas honte de ce que je suis…

— Je ne me moque pas, Henry. Tu sais très bien que tu seras toujours ma fierté. Ce que tu endures, personne ne l’a jamais enduré. C’est à toi aussi que je pense en te demandant de plier bagage. Tu vas te tuer à la tâche, comme ton père.

Henry émit un long soupir et se prit la tête entre les mains. Emma disait vrai : la misère était telle que les enfants vivaient déguenillés. Les garçons se cachaient quand une fille passait devant la maison, de peur qu’elle ne les vît si mal fagotés. La viande était rare, tellement rare qu’il fallait attendre Noël pour qu’on la servît à table. N’était-il pas égoïste de condamner les petits à un destin pareil au sien, sans leur donner la possibilité de s’en sortir ? James Cleveland, par exemple, rêvait d’aller au collège. Ne fallait-il pas lui accorder cette chance ?

— Les temps sont durs, Emma. Cannon m’a sommé de lui payer son dû ou de lui céder le mulet pour éponger mes dettes.

— Le mulet ? Mais nous ne possédons rien d’autre ! protesta-t-elle, outrée.

— Je suis bien obligé, fit-il en haussant les épaules.

La nouvelle, loin de décourager Emma, la conforta dans l’idée qu’il fallait tourner la page au plus vite, quelles qu’en fussent les conséquences.

— Partons, Henry !

— Non, Emma, non, répliqua-t-il d’un ton autoritaire dont il n’usait que pour se sortir d’embarras. Nous n’y arriverons jamais. Si nous partons, nous crèverons tous de faim, l’un après l’autre, au bout d’une semaine. Cela ne peut se faire, nous ne le ferons pas. C’est mon dernier mot.

 

Le soir même, un fermier nommé Jim Turner fit irruption chez les Owens, le visage défait, les yeux exorbités :

— It’s turrible, it’s turrible ! fit-il avec son accent effroyable.

— Quoi, que se passe-t-il ? s’alarma Henry.

— On vient de trouver Joe Steppart et sa femme pendus dans leur case. Ils se sont suicidés !

Henry demeura sans voix : Joe Steppart était un brave cultivateur. Sa femme avait perdu plusieurs enfants et était incapable de l’aider. Il était maigre, si maigre qu’il faisait peine à voir. Pourquoi le couple s’était-il donné la mort ? Pour fuir les dettes et la souffrance au quotidien, sans doute. Henry regarda Emma et lut dans ses yeux une grande détresse. Il se dit alors qu’il n’avait plus le droit de lui infliger ce calvaire.

 

Le jour de Noël de l’an 1919, Henry Owens prit la décision de quitter Oakville pour émigrer à l’instar de milliers de Noirs américains vers les grandes villes industrielles du Nord. Emma poussa un long soupir de soulagement, comme si cette nouvelle la délestait tout à coup d’un énorme poids.

— C’est toi qui l’annonces aux enfants ? lui demanda-t-elle, incapable de contenir sa joie.

— Non, c’est à toi de leur dire, Emma. Tu l’as voulu.

Il sortit pour contempler une dernière fois la plantation où il avait passé trente ans de sa vie. Cette terre était dure, ingrate, mais il l’avait sincèrement aimée. Il s’était battu pour elle, avait passé des jours et des nuits à la travailler. Il en connaissait chaque recoin, chaque plant, chaque racine, chaque caillou ; il en aimait l’odeur, surtout après les premières pluies, cette odeur chaude et suave, pareille au parfum de l’encens. Oakville faisait partie de lui-même. Comment l’abandonner sans éprouver ni regrets ni tristesse ? Il leva la main et la salua, comme s’il s’agissait d’un ami qu’il ne reverrait plus. Au loin, le chant guerrier des Cherokees répondit à son salut.

Henry rentra, les yeux mouillés, et vit sa femme au milieu de la pièce, entourée de tous les enfants. Il recula d’un pas, s’accota à la porte et, sans être vu, observa la scène :

— Nous partons, leur annonça Emma.

Un silence désapprobateur s’installa. Malgré la misère, les enfants étaient attachés à leur « domaine ». Ils se sentaient plus ou moins heureux de vivre là, sous la protection de leurs parents qui s’évertuaient à transfigurer la réalité pour adoucir leur quotidien. Le sapin de Noël qui trônait dans la pièce, garni de bouts de papier argenté et de chaussettes trouées, ramassées dans les poubelles des Blancs, était le symbole même de cette volonté de camoufler la misère tout en l’assumant. Ce flottement déplut à Emma qui, se ressaisissant, se hâta de distribuer les ordres à la ronde :

— JC, va délier le mulet et conduis-le chez les Cannon ! Toi, Sylvester, range les outils de ton père ! Pendant ce temps-là, les filles et moi allons nettoyer la maison.

— Pourquoi nettoyer la maison, puisque nous partons ? objecta Josephine.

— Parce que Emma Owens n’aime pas laisser une maison sale à quelqu’un d’autre !

N’y tenant plus, Henry pénétra dans la pièce. Tous les regards se tournèrent vers lui.

— Nous devons être partis avant le coucher du soleil, annonça-t-il à la tribu. Faites ce que votre mère vous dit !

Les enfants se dispersèrent. Seul, JC ne bougea pas.

— Où irons-nous, Momma ?

Elle l’attira vers elle et l’embrassa sur le front :

— Nous allons prendre le train.

— Et où le train va-t-il nous emmener, Momma ?

— Tu es un drôle de gars, JC. Tu poses toujours trop de questions…

— Où va-t-il nous emmener ? répéta le garçon.

— Vers une vie meilleure, JC.

— La vie est-elle meilleure à Montgomery ?

— Nous irons plus loin que Montgomery. Là où il y a un de ces… comment tu dis déjà… coll

— Colledge ! s’écria-t-il, radieux.

— Oui, c’est ça, colledge. Et qui sait ? Avec l’aide de Dieu, un peu plus de travail et moins de bavardage de ta part, tu pourrais bien finir par aller à un de ces colledges, un jour.

Elle retroussa ses manches, prit un seau et un torchon, puis ajouta :

— Mais pour l’heure, si tu n’emmènes pas ce pauvre mulet chez M. Cannon, il mourra de vieillesse. Et s’il meurt de vieillesse, le proprio ne nous donnera pas les trois dollars et demi qu’il nous a promis. Et s’il ne nous donne pas cet argent, tout le monde ne pourra pas prendre le train et tu seras certainement un de ceux qu’on laissera sur place ! Allez ouste !

JC sortit de la maison et détala. Il courut vite, très vite, le plus vite qu’il pouvait, pour ne pas rater le train.