Où l’on assiste à la naissance d’une idylle
Claire s’enferma dans sa salle de bains et s’allongea dans sa baignoire remplie d’eau tiède. Elle s’immergea un moment pour faire le vide dans sa tête. Elle aimait cette sensation d’être hors du monde, seule avec elle-même dans le silence. Au bout d’une heure, elle se leva, se sécha et enfila ses bas. Puis elle ramena ses cheveux en chignon, revêtit un chemisier blanc au col montant et une longue jupe bleue, se parfuma et sortit.
Ce soir-là, au Quasimodo, la Française regarda Oskar d’un autre oeil. Elle s’imagina dans ses bras et cette seule pensée lui procura un grand bien-être. Elle attendit la fin du récital pour l’inviter à sa table.
— C’était merveilleux, lui dit-elle. Il est dommage que tu joues dans un café au lieu de te produire dans un théâtre…
— Tu veux rire ! répliqua-t-il en se démaquillant à l’aide d’une serviette imbibée de crème. Par les temps qui courent, quel théâtre en Allemagne aurait le courage d’accueillir un jazzman ?
— Le succès ne t’intéresse pas ? Tu n’as pas d’ambition ?
— Je préfère l’esprit bohème des cafés et des tavernes. Ici, on n’a pas le sentiment d’être jugé ; les critiques ne viennent pas nous évaluer. Je décide seul de mon programme, je joue pour mon plaisir et pour satisfaire les habitués : c’est très bien comme ça !
— On ferme ! annonça Helmut en renversant les chaises pour les poser sur les tables.
— Je dois y aller, bredouilla Claire en se levant.
— Il pleut, je t’accompagne, proposa le pianiste.
Ils sortirent et, protégés par un petit parapluie qui les forçait à se serrer l’un contre l’autre, cheminèrent un moment sous la bruine.
— Vis-tu seul ? lui demanda-t-elle.
— Oui. J’étais marié, mais ma femme a sombré dans l’alcoolisme. Je suis longtemps resté à ses côtés, mais quand un malade ne veut pas s’aider lui-même, tous les efforts pour le guérir deviennent inutiles. J’ai fini par partir… Et toi ?
— Je suis partie, moi aussi, mais pour d’autres raisons. Je vis chez ma mère, pas loin d’ici.
— Chez ta mère, à ton âge ? s’esclaffa Oskar.
— Ne te moque pas ! fit Claire en souriant. Mon journal n’était pas prêt à payer mon séjour, j’ai dû loger chez ma mère pour limiter les frais.
— Ma mère à moi était pianiste, elle est décédée l’an dernier. C’est elle qui m’a appris mon métier et m’a initié au jazz, sa passion de toujours. A la fin de sa vie, ses mains tremblaient tellement qu’elle ne pouvait plus jouer. Elle me regardait avec envie et fierté, j’avais l’impression qu’elle jouait à travers moi ! Quand je joue, c’est aussi pour lui rendre hommage…
Arrivé près du bureau de poste, Oskar s’arrêta.
— J’habite là, dit-il en montrant à Claire le troisième étage d’un immeuble en pierre de taille. Tu montes prendre un verre ?
La Française accepta sans hésiter. Elle le suivit et pénétra dans un studio où régnait un tel désordre qu’elle ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise en le découvrant. L’endroit n’était pas sale – point de poussière, ni d’odeurs nauséabondes –, mais il était encombré de dossiers éparpillés et rien n’y était correctement rangé.
— L’ordre est le contraire de la liberté, lui expliqua Oskar. La ponctualité aussi !
Claire éclata de rire.
— Je comprends à présent pourquoi tu ne commences jamais tes récitals à l’heure !
Oskar la débarrassa de son chapeau, dégagea le sofa pour lui permettre de s’asseoir, puis ouvrit un bahut dont il sortit une bouteille d’Old Grand-Dad et deux verres qu’il remplit aussitôt.
— Prost !
Ils trinquèrent et burent à la santé de Berlin, du jazz, de la Paix, de l’Amour, du Duke et de Fats, si bien que la bouteille de whisky se vida complètement en un temps record.
— Un peu de musique ? proposa le pianiste, comme si le concert de la soirée n’avait pas suffi.
— Volontiers !
— Qu’aimerais-tu écouter ?
— Cheek to cheek d’Irving Berlin, par Billie Holiday. Tu connais ?
— Je ne connais qu’elle !
Il se dirigea vers le gramophone, choisit un disque et posa l’aiguille sur le sillon. La voix de Billie Holiday s’éleva, chaude et entraînante à la fois :
Dance with me
I want my arms about you
The charm about you
Will carry me through
To heaven, I’m in heaven
And my heart beats so that I can hardly speak
And I seem to find the happiness I seek
When we’re out together dancing
Cheek to cheek
Mis en condition par les paroles de la chanson, Oskar attira Claire vers lui et la fit danser. Elle ne résista pas, heureuse d’être enfin dans ses bras. Quand, au bout de trois minutes, la chanson s’arrêta, il prit son visage entre ses mains et, tendrement, l’embrassa sur les lèvres.
— Je te veux, lui murmura-t-il à l’oreille en lui étreignant les hanches.
— Moi aussi je te veux, s’entendit-elle répondre.
Toute la nuit, sur un lit jonché de partitions, Oskar et Claire se donnèrent l’un à l’autre.