Où l’on voit la famille Owens survivre à Oakville
Toute la nuit, il avait plu sur Oakville. Henry Owens se leva de bonne heure et, sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller sa femme Emma et leurs dix enfants endormis pêle-mêle sur des paillasses, sortit prendre l’air. Le silence avait succédé à la tempête. Pas un murmure, à l’exception du bruissement des arbres alentour. Il s’agenouilla et, sous un ciel pâle, se mit à faire sa prière du matin. Les mains jointes et la tête baissée, il récita le Lord’s Prayer en insistant sur la phrase : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien », puis il se signa, se releva et, les poings sur les hanches, scruta l’horizon. Au loin, à perte de vue, s’étendait le territoire des Cherokees. Vivaient-ils encore dans des réserves ? Avaient-ils totalement disparu ? Certains soirs, il croyait entendre, portés par le vent, des tam-tam et des chants guerriers. Sans connaître les Cherokees, Henry les admirait. Car Indiens et Noirs étaient frères, pareillement privés de leurs droits, citoyens de seconde zone obligés de vivre dans la précarité et l’humiliation. En ville, à Birmingham, les ouvriers noirs étaient exploités, souffraient de discriminations inacceptables. Dans les transports publics, les Negros devaient emprunter des compartiments réservés aux gens de couleur et, dans les toilettes publiques, utiliser des urinoirs et des lavabos différents de ceux des Blancs. On lui avait rapporté des scènes intolérables : le lynchage par le Ku Klux Klan d’un jeune Noir accusé d’avoir regardé une Blanche ; le passage à tabac d’un vieillard qui, à bord du train qui le ramenait chez lui, s’était malencontreusement aventuré dans un wagon de Blancs. Henry Owens secoua la tête – son geste exprimait moins la colère que l’impuissance –, puis gagna ce qu’il appelait « la salle de bains », un espace en plein air pourvu d’une bassine et d’un petit miroir. Il commença à se raser à l’aide d’une lame émoussée, en songeant au meilleur moyen d’améliorer sa condition. Il n’était pas dépourvu d’ambition, non, mais les circonstances ne l’avaient pas gâté. Petit-fils et fils d’esclaves, il n’avait hérité, au décès de son père, que d’un mulet et de quelques vêtements qu’il portait encore. Très tôt, il était entré au service d’un cultivateur de coton nommé Cannon qui lui louait les outils nécessaires à la cueillette – une serpe et une hotte – et une maison – si l’on pouvait appeler ainsi la case où il était hébergé. Coiffée d’un vilain toit en tôle, construite avec des planches de bois qui laissaient entrer le vent, de sorte qu’il fallait, l’hiver, boucher les interstices avec des chiffons, elle se composait de trois pièces exiguës : deux chambres à coucher sans placards (les pantalons troués, les robes dépenaillées, les salopettes décolorées étaient suspendus aux murs), l’une avec un lit pour les parents, l’autre sans lit pour les enfants, et une cuisine où trônaient un vieux fourneau et une table rectangulaire entourée de bancs. Au moment des moissons, Cannon gardait la majeure partie de la récolte et lui rétrocédait le reste après avoir déduit les frais de bouche et le loyer.
Henry Owens se regarda dans le miroir. Il vieillissait. « Il est peut-être temps de changer de vie », se dit-il. Il avait certes déjà rêvé de quitter cette ville d’Oakville minée par la misère pour assurer un avenir meilleur à ses enfants, mais pour aller où ? Les temps étaient difficiles et les Noirs éprouvaient le plus grand mal à trouver du travail. Chez M. Cannon, au moins, il était sûr de ne pas crever de faim.
— Henry, viens vite !
C’était la voix d’Emma. Alarmé, il s’essuya le visage à la hâte et accourut. Il trouva sa femme à genoux, au chevet du benjamin de la famille, James Cleveland, plus communément appelé « JC 1 », cinq ans à peine – il était né le 12 septembre 1913, un jour à jamais gravé dans sa mémoire.
— Que se passe-t-il ?
— Voilà que ça recommence ! balbutia-t-elle.
Henry fronça les sourcils. L’enfant avait la gorge enflée, respirait difficilement. Que faire ? Il ne connaissait rien à la médecine. A qui s’adresser ? Le médecin le plus proche se trouvait à Birmingham, à cent kilomètres de là. Comment le prévenir ? Et, à supposer qu’il lui fût possible de se déplacer, comment le payer ? Henry s’assit près de son fils et posa la main sur son front pour le réconforter. Il assista au réveil successif de ses autres enfants – Ida, Josephine, Lillie, Prentice, Johnson, Henry, Ernest, Quincy et Sylvester –, gênés dans leur sommeil par les râles de leur frère.
— Tu vas être en retard à ton travail, soupira Emma en lui tapotant l’épaule.
— Tu t’en sortiras seule ?
— Ne t’en fais pas, Henry. Tout ira bien, si Dieu le veut.
Il regarda son épouse, un petit bout de femme à la peau d’ébène, portant de grandes lunettes aux verres épais, et se demanda ce qu’il aurait fait sans elle. Puis il l’embrassa tendrement et sortit.
Le soir, de retour à la maison, Henry trouva son fils dans un état critique. L’enfant était livide, respirait à peine. L’abcès était devenu si volumineux qu’il semblait gagner la poitrine. Ses frères et ses soeurs l’entouraient, impuissants, complètement désemparés. A bout de nerfs, Emma prit son mari à l’écart et lui dit à mi-voix :
— Je vais crever l’abcès coûte que coûte.
— Tu es folle !
Elle secoua la tête.
— Nous n’avons plus le choix, Henry. Nous devons faire quelque chose…
Prenant son courage à deux mains, Emma gagna la cuisine, souleva le couvercle du fourneau, introduisit une bûche dans l’âtre et se mit à chauffer à blanc un long couteau effilé qu’elle utilisait pour couper la viande à Noël. Revenue auprès de son fils, elle lui ordonna d’ouvrir la bouche.
— No, Momma, no ! supplia JC.
Elle ne l’écouta pas. Elle introduisit avec mille précautions la lame dans sa bouche et, sans sourciller, creva l’abcès. Sous l’effet de la douleur, l’enfant sombra dans l’inconscience.
— Tu crois qu’il s’en sortira ? balbutia Henry.
— Je n’en suis pas certaine, soupira-t-elle, sa détermination retombée.
— Ne parle pas ainsi, Emma. Tu as toujours dit que JC était notre cadeau du ciel parce qu’il est venu au monde quand on ne l’attendait plus, quand on croyait que tu ne pouvais plus avoir d’enfants. Dieu ne nous le reprendra pas…
« Un cadeau du ciel »… Henry hocha la tête. Il avait, oui, une grande affection pour son petit dernier, malgré les tracas qu’il leur causait sans cesse : il avait la santé fragile, souffrait de bronchites et de pneumonies, était sujet à des tumeurs, des abcès, des ganglions. Mais il avait du culot, et cela lui plaisait : un jour, le fils du propriétaire, âgé de douze ans, l’avait insulté. JC s’était battu pour défendre son honneur et était rentré avec une balafre au visage. Un matin, il s’était aventuré tout seul dans les champs et avait été pris dans un piège à lapins. Un autre jour, il avait mis du savon à la place des oignons dans le ragoût du dimanche : la marmite s’était remplie de bulles et la maison de rires. « Pourvu qu’il s’en sorte, songea Henry en se tordant les doigts. S’il partait, sa mère ne s’en remettrait jamais… »
James Cleveland ne se réveilla que le lendemain matin. Il essaya de parler, mais n’émit aucun son. Il toussa. Du sang s’épancha de sa bouche. Henry foudroya Emma du regard : elle avait introduit le couteau trop profondément et avait blessé les parois de la gorge. Mais comment lui en vouloir ? Si elle n’avait rien fait, JC n’aurait plus été de ce monde.
— Les enfants, s’écria-t-elle, apportez-moi tous les torchons et les vêtements que vous trouverez dans la maison ! Il faut stopper l’hémorragie !
Toute la nuit, Emma tenta d’arrêter le sang qui s’écoulait de la bouche de JC. Le calvaire dura trois jours. Trois jours durant lesquels Henry renonça à aller au travail pour prier. Le soir du troisième jour, le petit JC se redressa sur sa paillasse et, profitant du sommeil de sa mère, se glissa dans le jardin. Henry était là, recueilli.
— JC ! Que fais-tu ici ? Rentre vite, tu es encore souffrant !
— Je veux prier avec toi, chuchota l’enfant. Qu’est-ce que je dois dire ?
— Dis au Seigneur qu’il est trop tôt pour que tu t’en ailles…
JC s’agenouilla près de son père et joignit les mains. Pendant un quart d’heure, ils prièrent ainsi, côte à côte, dans l’obscurité. Quand JC eut fini, Henry le prit dans ses bras pour le ramener à la maison.
— Daddy ! murmura l’enfant.
— Oui ?
— Je ne saigne plus, Daddy !
— Qu’est-ce que tu racontes ? fit le père, incrédule.
— Je ne saigne plus, Daddy, je ne saigne plus. Le Seigneur nous a écoutés !
1- Prononcer : « Ji-Ci ».