Où l’on voit Claire Lagarde
obtenir sa mutation à Berlin
— Votre requête est acceptée !
Claire Lagarde se sentit transportée de joie. Elle avait enfin obtenu ce qu’elle désirait : être mutée à Berlin ! Depuis l’infidélité de son mari – dont elle était à présent séparée –, elle ne rêvait que d’une chose : partir. Bien qu’elle fût très attachée à ses racines, elle se sentait étouffer en France. Tout lui rappelait Richard ; elle craignait de tomber nez à nez avec lui au détour d’une rue, fuyait les quartiers qu’il fréquentait et évitait leurs amis communs. Elle avait besoin de recul, de faire table rase du passé. « A défaut du pardon, laisse venir l’oubli. » Ce vers d’Alfred de Musset la taraudait. Incapable de pardonner, elle cherchait l’oubli sans le trouver. Elle croyait que l’éloignement guérit et que, pour panser sa blessure, il lui fallait fuir l’univers qu’elle avait partagé avec l’être qui l’avait trahie. Dès qu’elle avait appris que le poste de « chef de bureau » de L’Auto à Berlin était vacant, elle avait sauté sur l’occasion et présenté sa candidature. Elle n’ignorait certes pas qu’un tel poste n’avait jamais encore été attribué à une journaliste de sexe féminin – à l’exception peut-être de Sigrid Schultz, du Chicago Tribune, ou Dorothy Thompson, du Philadelphia Public Ledger –, mais il fallait bien qu’un jour on se fît à l’idée que les femmes étaient capables, autant que les hommes, de rendre compte et de témoigner. Sa parfaite connaissance de la langue allemande et ses séjours prolongés auprès de sa mère à Berlin avaient sans doute joué en sa faveur, mais elle préférait attribuer sa réussite à la Providence qui lui traçait ainsi un nouveau chemin.
— Je ne sais comment vous remercier, murmura-t-elle en serrant la main de son rédacteur en chef.
Jacques Goddet esquissa un sourire.
— C’est la moindre des choses, Claire. Je sais que vous serez à la hauteur de la mission qui vous est confiée. Mais elle ne sera pas facile : Berlin est une ville qui bouge, qui pourrait connaître, dans les mois à venir, des événements importants. Sur le plan politique, le contentieux de l’Allemagne avec la France est loin d’être réglé…
Il bourra sa pipe avec application, l’alluma, puis ajouta en lâchant un nuage de fumée :
— Dans l’immédiat, je compte sur vous pour couvrir les jeux Olympiques.
Claire hocha la tête d’un air entendu. Les Jeux de Berlin ! Elle savait que cet événement revêtait une importance capitale aux yeux du monde parce qu’il était organisé par le IIIe Reich et que plusieurs instances, soucieuses de ne pas cautionner le régime nazi, menaçaient de le boycotter. La veille, elle avait lu dans un journal un reportage consacré à l’affaire. « M. Brundage a remporté une grande victoire nazie », titrait l’article. On y racontait que l’AAU s’était réunie à New York et qu’à l’issue de la session, grâce aux manoeuvres du président Avery Brundage, les membres de l’association avaient massivement voté contre le boycott. Que fallait-il en penser ? Quoi qu’il en fût, et abstraction faite de la politique, l’enjeu sportif était de taille : tous les grands sportifs de la planète allaient se donner rendez-vous à Berlin. La journaliste se gratta le front, embarrassée. Par où commencer ? Les Jeux exigeaient une longue préparation : il fallait se documenter, obtenir le programme détaillé, connaître les noms des athlètes et leurs performances, se procurer leurs photos pour mieux les identifier sur le terrain, recenser les records du monde et les records olympiques de chaque épreuve, se familiariser avec les règles de certaines disciplines, comme l’haltérophilie, qui lui étaient complètement étrangères… Avant la compétition, il lui fallait aussi rencontrer les sportifs français pour les présenter au public, les sélectionneurs ou les entraîneurs pour les interroger sur la préparation des équipes, sans oublier les personnalités du monde sportif, les anciens champions et dirigeants qui avaient marqué l’histoire de l’olympisme.
— Inutile de vous rappeler, Claire, que la chronique sportive est tout un art, reprit Jacques Goddet en pointant sur elle le bout de sa pipe. Les reportages sportifs devront être très visuels, très « parlants ». Il faudra raconter les épreuves comme si on y était. Le lecteur ne se trouve pas au stade et n’assiste pas lui-même à la compétition : il a besoin qu’on lui reconstitue la course, qu’on lui restitue l’ambiance, le climat, les lumières, les cris des spectateurs ; il veut imaginer le visage de l’athlète qui se crispe, ses muscles bandés, son bonheur quand il triomphe… Vous serez, pour ainsi dire, les yeux et les oreilles de nos lecteurs.
Claire se demanda si son rédacteur en chef aurait prodigué ces mêmes conseils à un journaliste de sexe masculin. Pourquoi fallait-il toujours traiter les femmes comme de pauvres assistées ?
— Rassurez-vous, lui répliqua-t-elle avec ironie. Je ne confondrai pas la lutte gréco-romaine et la natation, ni l’équitation et le football !
Jacques Goddet éclata de rire.
— Je vous fais confiance, Claire. Mais ne sous-estimez pas la tâche qui vous attend !
— Quand suis-je censée partir ?
— Sous peu ! Nous avons sollicité une accréditation et attendons l’accord des autorités allemandes. Là-bas, tout est minutieusement contrôlé…
— Je le sais. Mais comment voudriez-vous que je procède pour échapper à la censure ?
— Nous préférerions que vous ne soyez pas virulente à l’égard du régime nazi pour ne pas compromettre votre mission. Mais si vous tombiez sur une information sensationnelle ou si vous deviez formuler des avis très négatifs, trouvez-vous un pseudonyme et envoyez l’article avec un coursier fiable… C’est bien plus prudent que d’utiliser la poste !
— Et pour les nouvelles urgentes ?
— Le télégramme ou le téléphone feront l’affaire. Vos notes de frais seront remboursées par le journal.
— Et le séjour ?
Le rédacteur en chef fronça les sourcils.
— Ne comptez-vous pas résider chez votre mère ?
Claire hésita. Elle n’en avait pas parlé à Ursula et, au fond, la perspective de cohabiter avec elle ne l’enchantait guère. Non que l’extravagance de sa mère lui déplût – elle s’était habituée à ses lubies –, mais elle trouvait ridicule, à son âge, de retourner vivre chez sa mère. Craignant qu’un surcroît de dépenses ne le fît changer d’avis, elle s’entendit répondre à Jacques Goddet :
— Si, si, bien sûr. Pourquoi aller à l’hôtel alors que je peux séjourner chez ma mère ?
Puis elle ramassa ses affaires, le remercia encore et tourna les talons.
— Encore une chose, ajouta-t-il en l’accompagnant jusqu’à la sortie. Sachez que vous serez toujours surveillée par les nazis. Il paraît qu’un service spécial de sécurité dirigé par le chef de la Gestapo, Heinrich Müller, a été mis sur pied… Evitez les imprudences !
Claire haussa les épaules. Elle allait enfin partir, et c’était l’essentiel !