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Où l’on écoute Oskar converser avec cheikh Pierre

Pierre Gemayel s’attabla et commanda une bière. Oskar accourut aux nouvelles.

— Alors, cheikh Pierre ? Racontez ! J’ai écouté les nouvelles à la radio, mais sans les images, ce n’est pas la même chose…

— C’était impressionnant, Oskar. Impressionnant ! Vous auriez dû voir tous ces jeunes au garde-à-vous comme un seul homme, leurs gestes parfaitement synchronisés… Je n’avais jamais encore assisté à pareil spectacle. Partout, des tribunes combles : les gens viennent en famille voir comment leur chancelier leur a offert les plus extraordinaires jeux Olympiques qu’on ait connus… Ce qu’il y a de plus émouvant dans cette marée qui déferle vers les tribunes, c’est qu’elle ne vient pas uniquement pour le plaisir d’assister à un spectacle, mais aussi avec un sentiment d’orgueil national. Cette foule est fière : elle désire ardemment participer à la réussite de cette oeuvre monumentale et, dans l’espèce de passivité qui l’enveloppe, et que certains appellent ordre ou discipline, il faut reconnaître le culte qu’elle voue à Hitler et à ses projets.

— C’était impressionnant, en effet, répliqua ironiquement le pianiste. Demain, au congrès de Nuremberg, le Führer ne manquera pas de prononcer un discours pour saluer son succès. Ecoutez-le !

Oskar monta sur une chaise, fronça les sourcils, aplatit une mèche sur son front et, imitant la voix et les gestes d’Adolf Hitler, improvisa une tirade aussi grandiloquente que grotesque :

— Voyez la puissance de l’Allemagne ! Depuis que le parti est au pouvoir, l’Allemagne est redevenue la Grande Allemagne. Nous avons triomphé aux jeux Olympiques, alors qu’auparavant nous n’y jouions que les figurants. Le drapeau rouge orné de la croix gammée a été hissé au mât d’honneur ; cent mille Allemands réunis à l’Olympiastadion ont pu chanter nos deux hymnes de gloire. Voilà ce que je vous ai apporté. Voilà ce que le national-socialisme a fait pour l’Allemagne…

Le Libanais éclata de rire.

— Vous êtes un drôle d’oiseau, Oskar !

— N’avais-je pas raison en vous disant que ce serait une grand-messe à la gloire du IIIe Reich ?

— Si, sans doute, admit Gemayel, mais ne faites pas la fine bouche : les épreuves sportives étaient admirables, et puis, quelle discipline ! Il faudrait créer au Liban un mouvement similaire, capable de mobiliser les jeunes et de leur inculquer le sens de l’ordre et du patriotisme, surtout à l’heure où nous nous apprêtons à engager un bras de fer avec la France pour obtenir notre indépendance. Quand je rentrerai chez moi, je m’y emploierai !

— Vous voulez créer une section des Jeunesses hitlériennes à Beyrouth ? demanda le pianiste, interloqué.

— Mais non, vous n’avez rien compris ! Je compte créer plutôt un mouvement patriotique pour les jeunes ayant pour but de substituer aux vieux idéaux confessionnels un idéal national. Nos adhérents suivront un entraînement rigoureux et participeront aux manifestations destinées à réclamer l’indépendance du pays. Je leur donnerai pour nom les Kataëb.

— Ce qui signifie ?

— Les Phalanges.

Pierre Gemayel marqua une pause, puis enchaîna :

— J’ai rencontré hier un dirigeant du mouvement Sokol, vous savez, ce mouvement sportif d’origine tchèque qui allie l’éducation physique à la formation patriotique. Nous avons beaucoup discuté et ils m’ont invité à visiter leur pays. Il paraît qu’ils peuvent rassembler, à l’occasion de meetings appelés Slet1, des milliers de gymnastes capables d’exécuter des exercices à la chorégraphie minutieusement réglée ! Je ne suis pas militariste mais j’aime la discipline, et c’est cet aspect-là qui me séduit chez les Sokols2

Oskar n’avait rien contre la discipline, pourvu qu’elle ne devînt pas le moyen d’embrigader les foules et de les dompter pour mieux servir des causes dangereuses.

— Pourquoi cette fascination pour ce genre de mouvements ? demanda-t-il encore au Libanais.

— C’est, je crois, par réaction contre le désordre ambiant en Orient et par volonté de réveiller le sentiment nationaliste auprès de notre jeunesse ! Cela dit, certains partis, comme le Parti national syrien3 dont nous ne partageons pas les idées, sont allés très loin dans le mimétisme…

Oskar secoua la tête, l’air consterné. Il but sa bière sans rien dire, comme pour marquer sa désapprobation, puis, changeant de sujet, interrogea cheikh Pierre :

— Alors, vous avez vu Jesse Owens ? Quel trouble-fête, celui-là !

— Quel athlète surtout ! Vous auriez dû le voir courir les 100 mètres. Cet homme ne court pas, il vole !

L’Allemand eut un sourire narquois :

— Il a donné une bonne leçon aux nazis, hein ? Un Noir qui coiffe sur le poteau un Aryen, ça leur en bouche un coin ! A l’heure qu’il est, Hitler doit maudire les Jeux et l’olympisme ! Devant les caméras du monde entier, Jesse Owens lui a démontré que la supériorité des Blancs est une pure hérésie. Est-il vrai que le Führer est sorti du stade pour marquer sa désapprobation ?

— Je ne sais pas, fit Pierre Gemayel en haussant les épaules. Je ne regardais pas la tribune officielle.

— Je suis content pour Owens. Il n’a fait que courir, c’est vrai, mais en remportant sa course, il a vengé d’un coup les Noirs, les Juifs, les Tsiganes, les curés et les homosexuels !

— Je n’envisageais pas les choses sous cet angle-là, commenta le Libanais en souriant. Je me suis contenté d’admirer la pureté de ses mouvements, sa puissance, sa détermination… Maintenant, si sa victoire est aussi le symbole de quelque chose, tant mieux !

— Sa victoire n’a de sens que d’un point de vue symbolique, insista Oskar. A quoi sert une victoire olympique ? A quoi sert une médaille ? D’autres athlètes viendront après lui, qui iront plus vite, qui pulvériseront ses records, mais nul ne parviendra, comme lui, à humilier un dictateur et à venger les exclus !

Affolé par les propos subversifs du pianiste, Helmut jugea nécessaire d’intervenir :

— Oskar, je t’en prie ! chuchota-t-il, comme s’il craignait d’être entendu. Tu vas encore nous attirer des ennuis !

— L’Allemagne est dirigée par des fous qui vont nous mener au désastre, et le peuple allemand applaudit, poursuivit Oskar, sourd aux protestations du barman. Où sont nos intellectuels, nos artistes ? La plupart sont à la solde des nazis. Comment osent-ils se taire ? Et comment, face à leur silence lourd de connivence, reprocher encore aux pauvres gens sans instruction de suivre le Führer à l’aveuglette ?

— Tu vas te faire fusiller par la Gestapo ! reprit Helmut d’un ton irrité.

— La Gestapo ? Qu’elle vienne ! Moi, monsieur, je dis la vérité tout haut. On peut bâillonner la vérité, on ne peut pas la tuer !

— Arrête ton cirque et joue-nous plutôt un morceau de Fats Waller !

Oskar haussa les épaules et obéit. Il s’assit au piano et se mit à interpréter Love me or leave me, de Fats Waller. En observant ses doigts qui couraient, agiles, sur les touches du clavier, cheikh Pierre se dit que, pour rebelle qu’il fût, cet homme était un génie.

1- Littéralement en tchèque : « nuée d’oiseaux ».

2- Après les accords de Munich (1938), le mouvement Sokol fut interdit par les nazis. Il subsiste encore en République tchèque sous le nom de « Communauté tchèque du Sokol » (CTS).

3- Il s’agit du Parti syrien national-social (PSNS), fondé par Antoun Saadé, dont la bannière est une réplique du drapeau nazi avec une tornade à la place de la croix gammée. Ce parti sera impliqué dans l’assassinat du Premier ministre libanais Riyad el-Solh en 1951 et dans celui de Bachir Gemayel, fils de Cheikh Pierre, en 1982.