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Où l’on assiste à une conversation sur le green

L’aube commençait à poindre quand Jesse Owens enfila son survêtement et se dirigea vers la sortie, son sac de golf à la main.

— Tu t’en vas déjà ? lui demanda Ruth en passant la tête par l’entrebâillement de la porte de la cuisine.

— Oui, mon amour, dit-il en l’embrassant sur les lèvres. Ralph m’attend.

Malgré l’usure du temps, malgré les infidélités de Jesse, le couple avait tenu bon. Certes, Ruth piquait parfois des colères épiques pour lui reprocher ses absences, mais elle était suffisamment intelligente pour ne pas l’humilier. L’aimait-il vraiment ? Sans doute. Elle avait toujours été là, à lui remonter le moral, à s’occuper des filles. Elle aussi avait vieilli : elle avait pris du poids et des rides profondes lui striaient le visage. Mais ses yeux et son sourire n’avaient rien perdu de leur éclat.

— Tu vas encore jouer contre Ike ? ironisa-t-elle.

Jesse s’esclaffa. Depuis qu’il avait affronté au golf le président Eisenhower, son épouse aimait revenir sur cet épisode.

— Il est à six pieds sous terre, Ruth, répliqua-t-il en secouant la tête. Jusqu’à nouvel ordre, les fantômes ne jouent pas au golf !

 

Le ciel de Chicago était clair ce jour-là, le vent calme. Jesse Owens descendit de sa voiturette et se dirigea vers son adversaire qui, debout sur le green, fouettait l’air avec sa crosse.

— Hi, champ !

Ralph Metcalfe se retourna et leva les yeux au ciel.

— Toujours en retard ! Je t’attends depuis une heure !

— Tu es impatient de perdre ?

— Arrête de me chambrer ! Tu es un chanceux, voilà tout !

— Tu disais déjà ça quand je te battais au 100 mètres !

— Les temps ont changé. Aujourd’hui, la victoire sera de mon côté !

Une fois par semaine, les deux hommes se retrouvaient au club pour disputer une partie. Bien que ses fonctions de député démocrate de l’Illinois à la Chambre des représentants fussent assez accaparantes, Ralph n’en ratait pas une. Le gendre de Jesse, Stuart Rankin, assistait souvent à leurs duels et riait de voir son beau-père taquiner Metcalfe qui, mauvais perdant, attribuait toujours ses défaites à la malchance ou au vent.

— Tu vois, déclara Jesse à la fin de la partie, je suis devenu un retraité pépère. Qui l’eût cru ?

— Il fallait bien prendre ta retraite un jour !

— Oui, mais pas comme ça, Ralph ! J’ai plaisir à jouer, je ne dis pas le contraire, mais, au fond de moi, j’ai un peu honte d’être devenu un sportif du dimanche !

— Que veux-tu ! C’est la loi du sport, la loi de la vie. Tu as vu tes records égalés puis pulvérisés par des athlètes de la nouvelle génération. Tout est éphémère, Jesse, tout. Dis-toi que tu as bien rempli ta vie, que ce que tu as accompli, personne avant toi ne l’avait accompli. Cela ne te suffit-il pas ?

— Ce qui me réconforte, c’est ma foi. Non pas cette foi du charbonnier que nous avions à Oakville, mais une foi réfléchie. Dieu m’a comblé de ses bienfaits, puis il m’a envoyé des épreuves, des obstacles à sauter, pour expérimenter ma foi. Je n’ai pas toujours su les franchir, mais j’ai fait ce que j’ai pu. Si je devais mourir demain, je serais serein : je n’ai pas peur de la mort ; j’ai toujours pensé que chaque jour vécu serait le dernier.

— Ne parle pas de la mort, Jesse !

— Si, Ralph. Je me sens épuisé. L’autre jour, à Dallas, j’ai revu Helen Stephens, notre consoeur de Berlin. Elle m’a trouvé très diminué…

— Une fatigue passagère, sans doute.

— Non, je ne le crois pas. Je me sens mal en point…

— Allons, du cran ! Sois courageux et comporte-toi comme sur la piste. Dis-toi que la vie est pareille à une course !

Jesse secoua la tête. La différence entre la piste et la vie, c’est que la piste avait une ligne d’arrivée, la vie pas. Il croyait fermement en l’au-delà et espérait y retrouver un jour Henry, Emma, ses frères et soeurs partis avant lui, et puis, qui sait, son ami allemand, Luz Long.

— N’oublie pas que tu es un modèle pour des millions de jeunes dans le monde ! ajouta Ralph pour lui remonter le moral.

Jesse émit un bruyant soupir. Avait-il été vraiment exemplaire ? Sincèrement, il ne le croyait pas. Il avait commis beaucoup de fautes, trahi sa femme, fraudé le fisc, et son succès à Berlin avait été terni par sa suspension, ses déboires financiers et ces ridicules tournées de gala où il avait le sentiment humiliant d’être un amuseur public, une bête de cirque. Il n’était pas un modèle, non. Mais il n’avait pas raté sa vie. Il avait une épouse extraordinaire, trois filles admirables. Son exploit à Berlin était entré dans l’Histoire ; il était même gravé dans la pierre à l’entrée du stade où il s’était illustré. En 1975, le président Gerald Ford lui avait remis la médaille de la Liberté, la plus haute distinction civile des Etats-Unis… C’était déjà beaucoup dans la vie d’un seul homme.