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Où l’on voit Leni donner des leçons à Claire

Claire Lagarde pénétra dans le château de Ruhwald et gagna la salle de montage où officiait Leni Riefenstahl. La cinéaste avait accepté d’accorder un entretien à L’Auto, à condition qu’il eût lieu aux aurores. Bien qu’elle ne fût pas très matinale, la Française avait obtempéré, soucieuse de ne pas rater l’occasion de rencontrer cette battante dont la notoriété commençait à dépasser les frontières de l’Allemagne et dont le nom était désormais intimement lié aux jeux Olympiques de Berlin. Leni la reçut avec le sourire, visiblement flattée de susciter l’intérêt de la presse française, et s’empressa de lui montrer la maquette grandeur nature du Reichssportfeld qu’elle utilisait pour déterminer l’emplacement exact des caméras lors des briefings qu’elle organisait avec son équipe. Pendant une demi-heure, assises dans la cafétéria du château, les deux femmes discutèrent à bâtons rompus. La cinéaste répondit à toutes les questions et, mise en confiance par la journaliste, déballa tout. Elle lui raconta la visite de Carl Diem, lui exposa les techniques utilisées par son équipe – les rails de travelling le long de la piste du 100 mètres, la caméra-catapulte pour les compétitions de saut, les caméras amphibies pour les épreuves de natation, les lentilles et focales utilisées pour la première fois, le recours à la contre-plongée pour donner plus de majesté aux athlètes –, insista sur le soutien que le Führer lui accordait et, sans citer nommément Goebbels, déplora les agissements de certains jaloux qui prenaient un malin plaisir à lui mettre des bâtons dans les roues. Abordant le volet sportif, elle fit part à Claire de toute l’admiration qu’elle portait à deux athlètes : Jesse Owens, qu’elle avait filmé « en long et en large » lors des quatre épreuves qu’il avait remportées et qui avait accepté de bonne grâce de « rejouer » pour elle certaines scènes, et Glenn Morris, le beau décathlonien qui l’avait embrassée devant des milliers de spectateurs.

— Comment expliquez-vous son geste ? lui demanda Claire, encore sous le choc de cette scène à laquelle elle avait assisté de la tribune de presse.

Leni se gratta la tête, un peu gênée.

— C’est une question très personnelle. Mais je suis prête à y répondre si vous consentez à ne pas publier les confidences que je vous ferai à ce propos.

— Je vous le promets, répliqua la Française en rangeant ostensiblement son crayon et son calepin.

D’un geste machinal, la cinéaste roula une cigarette et l’alluma.

— Il y a des passions auxquelles il est inutile de résister. Elles emportent tout sur leur passage, y compris la raison.

— Mais on risque d’y laisser des plumes, objecta Claire.

— Qu’à cela ne tienne ! Un coeur blessé est préférable à un coeur de pierre… Je ne peux vivre sans aimer et sans être aimée. La solitude m’est insupportable.

Claire lâcha un profond soupir.

— Vous paraissez soucieuse, remarqua Leni.

— J’avais fait le serment de ne plus aimer, déçue par les hommes que je considérais comme des menteurs invétérés, et, à vrai dire, je m’immerge dans mon travail pour ne pas laisser dans ma vie de place à l’amour.

Elle se pinça les lèvres, comme si elle hésitait, puis enchaîna :

— Un homme me plaît aujourd’hui, mais je suis tiraillée. Je me demande s’il faut que je fasse le premier pas, s’il faut le laisser venir ou s’il me faut l’oublier. Je me sens indécise…

— Foncez ! répliqua Leni d’un ton impérieux.

— Il est allemand, je suis française, je peux être appelée à tout moment à quitter ce pays… Quel espoir mettre dans cette relation ?

La cinéaste hocha la tête.

— Même sans espoir, l’amour est bon à prendre. Voyez ma relation avec Glenn. Elle est sans lendemain, mais nous sommes irrésistiblement attirés l’un par l’autre. A quoi bon tuer cet amour dans l’oeuf ? Je ne voudrais pas avoir des regrets et me dire plus tard : « Cet homme était peut-être l’homme de ma vie, et je n’ai pas osé. » En amour, oser est le mot d’ordre.

Sur ces paroles péremptoires, elle ouvrit son sac et en tira un petit livre en anglais dont la jaquette jaune pâle portait le titre : The Prophet.

— Cet ouvrage a été écrit par un auteur libanais, Khalil Gibran : il ressemble un peu à Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, bien qu’il soit moins philosophique. Une amie de New York me l’a offert l’an passé et, depuis, il ne me quitte plus. Lisez, lisez le passage intitulé « L’Amour », et vous comprendrez.

Claire prit le livre et lut à voix haute le texte indiqué :

Quand l’amour vous interpelle, suivez-le.

Même si ses chemins sont escarpés et raides.

Et s’il vous enveloppe de ses ailes, abandonnez-vous à lui,

même si le fil acéré de son pennage doit vous blesser.

Et quand il parle, accordez-lui foi.

Même si sa voix casse vos rêves comme le vent du nord dévaste le jardin.

— Magnifique ! commenta-t-elle, bouleversée par ces mots.

— Suivez toujours votre désir, ajouta Leni. C’est un guide plus sûr que la raison !

Jugeant qu’elle avait suffisamment abusé du temps de la cinéaste, Claire la remercia et prit congé. En sortant du château, elle se sentit tout à coup plus légère, comme délestée du poids qui pesait sur elle depuis la trahison de son mari.