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Où l’on voit Hitler congratuler le boxeur aryen

Dès qu’il pénétra dans la Chancellerie du Reich, en compagnie de sa mère et de sa femme, Max Schmeling frémit. Ce n’était certes pas la première fois qu’il rencontrait Hitler – le Führer, qui aimait frayer avec les sportifs et les artistes, l’avait déjà invité à dîner –, mais il se sentait, cette fois-ci, investi d’une lourde responsabilité. Depuis sa victoire sur Joe Louis, toute la presse le présentait comme l’archétype du sportif aryen capable de terrasser les ennemis du nazisme. Il n’avait pas choisi ce rôle : il n’avait jamais adhéré au parti et son propre entraîneur, Joe « Yussel » Jacobs, était juif. Mais il lui semblait que les événements le dépassaient, qu’il était, malgré lui, récupéré, instrumentalisé, par la propagande nazie, prisonnier de son succès : rentré triomphalement en Allemagne à bord du dirigeable Hindenburg, il avait été accueilli par une foule en liesse qui brandissait des drapeaux à croix gammée. Comment ne pas jouer le jeu ?

L’Obergruppenführer Wilhelm Brückner l’accueillit et l’introduisit dans un salon où se trouvaient Hitler, Goebbels, le photographe officiel Heinrich Hoffmann et le chef de la Chancellerie, Philipp Bouhler.

— Au nom du peuple allemand, je vous félicite, commença le Führer, vêtu d’un uniforme kaki orné d’un brassard frappé de l’emblème nazi. Vous êtes l’exemple même de l’Aryen viril et conquérant !

— Je n’ai fait que mon devoir, bredouilla Max Schmeling, très impressionné.

— Prenez place, fit Hitler en désignant des fauteuils disposés autour d’une grande table basse.

Tandis qu’Anny Ondra passait près de lui, il lui glissa en souriant :

— Asseyez-vous donc près de votre mari, gracieuse dame. Il a dû vous manquer !

Se tournant vers la mère de Max, il ajouta :

— Vous avez toutes les raisons d’être fière de votre fils, madame. L’Allemagne l’est également !

Frau Winter servit aussitôt du thé et des gâteaux.

— J’ai suivi le combat à la radio dans le train qui me menait à Munich, enchaîna le Führer, s’adressant à Max Schmeling. Avez-vous senti, avant le quatrième round, que vous étiez sur le point de terrasser le Nègre ?

— Je m’étais bien préparé, répondit Schmeling. Et j’ai senti que les projecteurs gênaient Joe Louis. Ses yeux larmoyaient, il clignait sans cesse des paupières. Monsieur le Chancelier, je vous ai apporté les articles parus dans les journaux américains à propos de ma victoire.

Il sortit d’un dossier des coupures de presse que le Führer se mit à parcourir avec avidité bien qu’il ne comprît pas l’anglais.

— Dommage que nous n’ayons pas de film de ce match historique, soupira-t-il.

— Le film existe, mein Führer. J’ai prévu dans mon contrat une clause obligeant les organisateurs à filmer le combat. Mais la copie se trouve toujours à la douane, à l’aéroport de Tempelhof…

Le visage d’Adolf Hitler s’épanouit.

— C’est merveilleux, s’exclama-t-il. Qu’on l’apporte sur-le-champ !

Se tournant vers Brückner, il lui ordonna de faire le nécessaire.

— Le film est-il destiné à votre propre usage ? demanda Goebbels qui, jusque-là, concentrait toute son attention sur l’épouse du boxeur, assise en face de lui, magnifique dans sa robe blanche à manches courtes et son étole de vison.

— Vous pourrez le projeter si vous le souhaitez, Herr Doktor, répondit Max. Il est libre de droits !

— Votre victoire tombe à point nommé, dit alors le ministre. Vous illustrez parfaitement notre idée de suprématie de la race aryenne ; vous êtes un exemple pour nos athlètes qui se préparent pour les prochains jeux Olympiques. Savez-vous que tous les hôtels de Berlin et de ses environs sont complets à quelques jours de l’ouverture des Jeux ?

— Quand j’ai voulu agrandir le stade, tout le monde m’a critiqué, renchérit Hitler en secouant la tête. A présent, on convient que l’idée était bonne !

 

Une demi-heure plus tard, Brückner arrivait avec le film du match, récupéré à l’aéroport.

— Visionnons-le tout de suite, proposa le Führer en invitant ses convives à gagner la salle de projection.

Le film commença. Dans l’arène du Yankee Stadium, l’ambiance était électrique ; sur le ring, le combat faisait rage. Complètement subjugué par le match, Hitler oublia ses invités et, s’approchant de l’écran, se mit à le suivre avec enthousiasme, en frappant sa paume avec son poing chaque fois que Schmeling assenait un coup à son adversaire. Goebbels, lui, avait le regard ailleurs : il observait la nuque d’Anny Ondra, où cascadaient quelques boucles, ses oreilles délicates, sa peau diaphane.

— Schmeling ? dit soudain le Führer. Avez-vous lu ce que j’ai écrit dans Mein Kampf à propos de la boxe ? La boxe est le sport viril par excellence. Voilà pourquoi j’ai demandé que cette discipline soit introduite dans nos programmes scolaires…

Le boxeur n’avait pas lu Mein Kampf. Mais il aquiesça quand même.

— Herr Doktor, reprit Hitler, je voudrais que vous projetiez des extraits de ce film dans tout le Reich, que vous en fassiez un documentaire en y ajoutant des extraits tirés de l’entraînement et de l’accueil triomphal en Allemagne. C’est clair ?

— Oui, mein Führer. On l’intitulera Une victoire allemande, et on le projettera dans toutes les salles de cinéma du pays !

C’est à ce moment précis que le général Göring arriva, avec trois heures de retard, en soufflant comme un boeuf. Il avait l’air d’un clown avec son uniforme blanc constellé de décorations, ses doigts bagués, son ventre énorme, son nez crochu, ses cheveux gominés et son obséquiosité ostentatoire à l’adresse du Führer. S’approchant du champion, il lui glissa d’une voix enjouée :

— Ton oeil gauche a l’air bien amoché, Schmeling. Mais ne t’en fais pas : pour la chasse, on n’a besoin que d’un seul oeil pour bien viser sa cible !

Il éclata de rire, tout content de sa boutade. Puis il se pencha vers Hitler et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Le Führer hocha la tête et, à contrecoeur, annonça à ses invités qu’il était dans l’obligation de se retirer. Il s’approcha d’Anny Ondra, lui baisa galamment la main et lui déclara d’une voix mielleuse :

— Faites en sorte, ma gracieuse dame, que votre mari remporte toujours ses combats, de sorte qu’on ait l’occasion de vous revoir très souvent !

La comédienne rougit. Un rictus déforma le visage de Goebbels.