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Où l’on découvre Berlin by night

« Berlin n’est plus Berlin », se dit Claire en arpentant les rues de la ville à la tombée du jour. Partout, le regard se posait sur des affiches à la gloire du Führer et des drapeaux à croix gammée, des militaires en uniforme, des hommes au crâne rasé en chemise brune ou noire qui défilaient aux flambeaux ou se saluaient en levant le bras droit. L’air était saturé de bruits de bottes, de « Heil Hitler ! » et de « Sieg Heil ! ». Adolescente, quand son père l’emmenait chez sa mère, elle savourait l’atmosphère d’indépendance qui régnait à Berlin : les filles étaient émancipées, les garçons portaient des cheveux longs ; ils conversaient librement avec passion et intelligence. La musique occupait alors la première place, non pas celle des marches militaires qu’on entendait à présent, mais celle des bals où de gaies mélodies faisaient danser les couples et entraînaient les plus jeunes dans des farandoles endiablées. Aujourd’hui, la joie avait déserté les rues, sillonnées seulement par les sbires du régime en quête d’exactions. La fièvre des années 20 avait disparu, faisant place à un ennui morbide, à des théâtres sans âme, des films sans saveur. La Française n’était pas de ces nostalgiques qui ne supportent pas le présent et donnent toujours raison au passé – elle n’oubliait pas la crise financière qui avait ravagé l’économie allemande et savait qu’un excès d’insouciance est toujours le signe avant-coureur d’une décadence –, mais elle prenait conscience qu’une chape de plomb s’était abattue sur Berlin.

Arrivée devant la porte de La Taverne, elle hésita. On lui avait maintes fois recommandé ce café-restaurant berlinois, véritable oasis de liberté où les journalistes étrangers se réunissaient chaque soir pour passer en revue les événements de la journée et échanger leurs idées. Bien qu’elle connût la plupart d’entre eux, rencontrés à l’occasion de conférences de presse ou de réceptions, elle n’appartenait pas encore à ce cercle fermé et craignait d’être regardée comme une intruse. Prenant son courage à deux mains, elle se décida à entrer. L’endroit était bondé, bruyant, et si enfumé qu’on se fût cru dans le fog anglais. Elle confia son manteau et son chapeau au vestiaire et s’attabla. A sa gauche, réunis autour d’une bouteille de whisky, les correspondants de la presse anglo-saxonne discutaient. Elle reconnut Norman Ebbutt, le chief correspondent du Times de Londres, Pierre Huss, de l’INS, un homme débonnaire qui avait ses entrées auprès des autorités nazies, Guido Enderis, du Times de New York, vêtu d’un complet voyant et d’une cravate rouge, Paul Gallico, de l’Associated Press, grand spécialiste des reportages sportifs, et, un peu en retrait, William Shirer, le correspondant de l’Universal News Service, qui fumait sa pipe avec philosophie. Elle prêta l’oreille : Norman Ebbutt prétendait que l’Allemagne était décidée à récupérer tout ce qu’elle avait perdu à l’issue de la Grande Guerre et qu’il y avait peu de chances qu’elle le fît par des moyens pacifiques. A son avis, une nouvelle déflagration était à prévoir « dans cinq ou six ans ». Il se plaignait aussi de ce que le Times ne publiât pas tous ses articles, les jugeant parfois trop critiques à l’égard du régime hitlérien.

— Pas étonnant, fit Paul Gallico. Ton journal est tombé sous l’influence des naziphiles de Londres…

— Il n’est pas le seul ! observa Shirer. Lisez-vous le Daily Mail ? Grâce à lord Rothermere, son propriétaire, et à Ward Price, son correspondant itinérant, ce journal est devenu le meilleur porte-parole des nazis ! Rothermere y a même publié un article intitulé « Hurrah for the Blackshirts ! » où il rend hommage à Oswald Mosley et à sa BUF1 qui se veut résolument pronazie !

— Savez-vous que la maîtresse de Mosley, Diana Mitford, se trouve à Berlin ? ricana Guido Enderis. Elle est venue dans l’espoir de réunir des fonds pour la BUF2. Sa soeur, Unity Valkyrie Mitford, une beauté sulfureuse, a été vue en train de déjeuner en tête à tête avec le Führer. Il paraît qu’elle est folle de lui !

— Au lit, avec elle, c’est la chevauchée de Valkyrie ! gloussa Pierre Huss qui ne manquait aucune occasion de faire des calembours, fussent-ils de mauvais goût.

Les journalistes présents pouffèrent dans leurs verres et, d’un ton badin, se mirent à commenter les précieuses informations de leur collègue. Seul, Ebbutt demeura de marbre.

— Je suis découragé, confia-t-il à Paul Gallico. Faut-il que je démissionne ?

— Sois patient, lui conseilla son ami. Si tu t’en allais, tu donnerais raison à tes détracteurs. La politique de la chaise vide ne pénalise que celui qui s’exclut !

Claire commanda le plat du jour – canard rôti au chou rouge et aux boulettes, une spécialité locale baptisée Brandenburger Landente – et une bouteille de vin Pfälzer. L’ayant entendue s’exprimer avec un accent étranger, William Shirer s’approcha d’elle, la pipe à la main.

— Vous êtes française ? lui demanda-t-il courtoisement.

— Oui, répondit-elle en lui tendant sa carte de visite.

— Enchanté. Je m’appelle…

— Je vous connais déjà, monsieur Shirer. Vous êtes célèbre ici !

— Mes hommages, mademoiselle. Vous me flattez d’autant plus que vous êtes ravissante. Un écrivain bien de chez vous, Victor Hugo, disait d’une jolie femme : « Elle n’est pas belle, elle est pire ! » Ce constat pourrait fort bien s’appliquer à vous…

Claire rougit. Elle se sentait toujours déstabilisée quand un homme la complimentait. Elle se savait séduisante, avec sa taille fine, ses longs cheveux blonds ondulés – bien que la mode fût aux cheveux courts –, ses yeux bleus – hérités de sa mère –, son nez bien dessiné et sa bouche aux lèvres sensuelles, mais cette conscience, loin de lui donner de l’assurance, la rendait étonnamment plus fragile.

— J’ai travaillé pour le Paris Tribune, l’édition française du Chicago Tribune, puis pour l’édition française du New York Herald : je connais bien votre pays, reprit Shirer de sa voix flûtée.

— Depuis quand êtes-vous à Berlin ?

— Depuis 1934, soupira-t-il en ôtant ses lunettes. A vrai dire, je passe mon temps à couvrir les meetings d’Adolf Hitler et à me défendre contre les accusations lancées contre moi.

— Qui vous accuse ?

— Les autorités nazies ! Au moment des Jeux d’hiver de Garmisch-Partenkirchen, j’ai écrit plusieurs articles qui ont déplu à la censure. Une campagne de dénigrement a alors été orchestrée contre moi dans la presse. On m’a traité de « sale Juif » et accusé de torpiller les Jeux d’hiver. J’ai dû me rendre personnellement auprès de Wilfrid Bade, le directeur du service de la presse étrangère au ministère de la Propagande, pour remettre les pendules à l’heure !

Claire fit la moue.

— A ce point-là !

— Encore heureux qu’ils ne m’aient pas chassé du pays comme notre consoeur Dorothy Thompson3 ou interné dans un camp ! Vous savez, chaque matin, Goebbels envoie aux journaux allemands des ordres leur enjoignant de supprimer telle ou telle vérité pour la remplacer par un mensonge. La liberté de la presse étrangère le dérange. Nous sommes, pour ainsi dire, en résidence surveillée…

— Logez-vous à l’hôtel ?

— Non, lui répondit-il en triturant ses moustaches. Je loue un appartement, situé dans le quartier de Tempelhof, au capitaine Koehl, un as de l’aviation, vétéran de la Grande Guerre. On l’a chassé de la Lufthansa parce qu’il ne coopérait pas avec les nazis. Il a préféré quitter Berlin pour se retirer dans sa petite ferme au sud du pays. Il y en a peu comme lui…

— Mais il y en a encore, Dieu merci ! Voyez cette nageuse autrichienne, Judith Deutsch. Elle a eu le culot d’écrire à son Comité olympique pour l’informer qu’en tant que juive, elle ne participerait pas aux jeux Olympiques parce que sa conscience le lui interdisait !

— Adopter une telle attitude au risque de mettre une croix sur toute sa carrière sportive, j’appelle ça de l’audace ! Quel âge a-t-elle, déjà ?

— Dix-sept ans à peine !

William Shirer secoua la tête, admiratif. Il tira sur sa pipe, puis déclara :

— Je croyais que les Jeux de Berlin nous permettraient de nous évader de la politique. Or, rien ne sera plus politique que ces Jeux !

 

Claire finit son repas, régla l’addition, salua ses confrères et sortit à la hâte. L’ambiance enfumée et bavarde de La Taverne ne lui convenait guère : elle préférait les endroits plus distrayants où l’on pouvait se relaxer après une journée de labeur. Sans doute les journalistes aimaient-ils se retrouver là « entre eux » pour ne pas se sentir dépaysés, mais elle n’éprouvait nullement ce besoin. Elle ne pensait d’ailleurs pas que la fréquentation de ses confrères fût la meilleure façon de collecter des informations : il valait mieux s’immerger dans la société berlinoise pour tenter de comprendre les aspirations et les frustrations du peuple allemand plutôt que d’essayer de « cuisiner » un journaliste concurrent autour d’une bouteille de scotch.

Comme elle n’avait pas sommeil, Claire flâna un moment dans l’artère commerçante de Tauentzienstrasse, déserte à cette heure tardive, et se mit à contempler les vitrines. Elle les trouva mal décorées et se dit que Berlin, décidément, avait perdu le goût des belles choses. Au fond d’une impasse, elle avisa un café-concert. L’endroit jouxtait une auberge de jeunesse et son enseigne lumineuse faisait clignoter un nom qui ne lui était pas étranger : « Quasimodo ». Intriguée, elle poussa la porte de l’établissement et pénétra dans une vaste salle meublée de tables rondes et de chaises en cuir. L’ambiance était intime et chaleureuse. Sur les murs, des affiches de chanteurs et, sur l’estrade, non loin du bar, un piano droit laqué noir portant la marque Steingraeber & Söhne.

— C’est fermé ? demanda-t-elle au barman, un rouquin ventripotent dont les gros bras nus portaient des tatouages.

— Non, le spectacle commence dans une demi-heure. Prenez place, je vous prie.

— J’aime bien cet endroit, observa-t-elle en s’asseyant.

— J’en suis le propriétaire. Je m’appelle Helmut, pour vous servir !

Claire le gratifia d’un sourire et commanda une Berliner Weisse, une bière blanche acidulée et pétillante servie mit Schuss avec un doigt de sirop d’aspérule pour l’adoucir.

— C’est la première fois que vous venez ici ?

Elle se retourna. L’homme qui lui avait adressé la parole était séduisant bien qu’il fût mal rasé et bizarrement accoutré – chapeau mou, chemise jaune, gilet noir. Ses cheveux bruns étaient longs et tombaient en cascade sur ses épaules tels ceux d’un mousquetaire, et ses yeux couleur de miel pétillaient d’intelligence. Quel âge avait-il ? Trente ans – cinq de moins qu’elle –, peut-être.

— Oui, répondit-elle en baissant les yeux.

— Vous êtes française ?

— On ne peut rien vous cacher !

— Mon nom est Oskar Widmer, fit-il en lui baisant délicatement la main. Je suis le pianiste de cet établissement.

— Je m’appelle Claire. Etes-vous de Berlin même ?

— Oui, je suis berlinois et fier de l’être !

— Mon père est de Paris, ma mère de Berlin.

— Nous voilà donc cousins !

Claire éclata de rire. Le « mousquetaire » avait une conception très élastique de l’idée de famille.

— C’est drôle, poursuivit-elle. Je croyais tout savoir de cette ville, mais j’ignorais l’existence de cet endroit. Il faut dire qu’il n’est pas facile à trouver !

— Tant mieux ! Etre discret a ses avantages…

— Pourquoi donc ? questionna-t-elle en fronçant les sourcils. N’avez-vous pas intérêt à avoir pignon sur rue ?

Le jeune homme hésita un moment, glissa une cigarette entre ses lèvres, l’alluma, puis, se décidant, déclara à mi-voix :

— Ici, on aime bien le jazz.

— Et alors ? Pourquoi se cacher ?

— Vous semblez oublier que les nazis interdisent le jazz. Ils considèrent ce genre comme un héritage de la « sous-culture noire » et comme une entartete Musik, une musique « décadente »…

Claire grimaça. Elle n’ignorait pas que les nazis avaient fait main basse sur la culture, mis à l’index de grands artistes et brûlé, sur ordre de Goebbels, vingt mille livres « non allemands » sur la place de l’Opéra…

— Officiellement, nous sommes supposés jouer de la musique douce, mais nous ne respectons pas les consignes, enchaîna Oskar. C’est un peu notre façon à nous de revendiquer notre liberté !

— Le faites-vous par amour du jazz ou par refus du nazisme ?

— Les deux ! Jouer du jazz est un acte de rejet du nazisme et de ses idées. Dans les années 20, avant la crise, Berlin était une fête. Les artistes du monde entier s’y rencontraient, le théâtre y était florissant, la liberté absolue. On comptait une centaine de cabarets où se produisaient des artistes de talent, comme Claire Waldorff, les Comedian Harmonist, Marlene Dietrich ou Joséphine Baker… Aujourd’hui, la peste brune a transformé la ville. Berlin est devenu sinistre. Pour moi, jouer du jazz, c’est refuser le fait accompli, c’est résister à ma façon…

Claire esquissa une moue. Elle partageait l’avis du pianiste sur Berlin, mais ne comprenait pas son obstination à enfreindre la loi. Pareille imprudence sous un régime aussi implacable que le régime nazi était suicidaire.

— Ne craignez-vous pas d’être dénoncé ?

Oskar haussa les épaules.

— Un soir, un officier nazi a débarqué à l’improviste. Dès que j’ai aperçu son uniforme, je me suis mis à jouer du Mozart. Il n’y a vu que du feu. Il a même trouvé la soirée si ennuyeuse qu’il s’est endormi à table !

— Vous êtes gonflé, ma parole ! Vous risquez votre vie pour le jazz !

— Pendant les jeux Olympiques, les autorités nazies ont décidé de fermer momentanément les yeux, à condition qu’on se limite au « jazz blanc », c’est-à-dire aux morceaux composés par des musiciens blancs !

— Sans blague ! Et vous comptez vous plier à leurs règles ?

— Pas du tout ! Je continuerai à jouer du « jazz noir ». Vous n’aimez pas le « jazz noir » ?

— Si, admit-elle, mais pas au point de me sacrifier pour lui ! J’apprécie surtout Fats Waller.

— Fats Waller ! s’exclama Oskar avec enthousiasme. Je connais son répertoire par coeur…

Claire s’en réjouit. Vedette du jazz et de la musique populaire, Thomas Waller, surnommé Fats à cause de son obésité, avait bercé sa jeunesse. Excellent organiste, élève brillant de James Price Johnson, le pianiste noir avait animé des émissions à la radio, enregistré de nombreuses chansons à succès et constitué un quintette, le Fats Waller and his Rhythm. La Française l’avait vu sur scène, trois ou quatre ans plus tôt, à La Rumba et à La Cabane cubaine, où il se produisait pendant son séjour parisien, et était tombée sous le charme de ce personnage haut en couleur.

Oskar se retira dans sa loge et en revint méconnaissable, le visage maquillé de noir. Il salua l’assistance, se dirigea vers le piano, en releva le couvercle, prit la bouteille d’Old Grand-Dad posée à ses pieds, en but une gorgée, se frotta les mains, ajusta son chapeau, puis commença à jouer des pièces de Fats Waller – vives, lumineuses, exubérantes. Claire observa les doigts de l’artiste : ils couraient avec vélocité le long du clavier. Sa main gauche alternait avec souplesse basses et accords tandis que la droite improvisait des variations rapides et syncopées. « C’est du stride », se dit-elle, admirative, reconnaissant ce style de piano jazz apparu vingt ans plus tôt dans les cabarets de Harlem.

Pendant près d’une heure, elle écouta Oskar interpréter en solo les plus beaux succès de Fats Waller : Squeeze me, Ain’t Misbehavin’, Valentine Stomp, Honeysuckle Rose, Numb Fumblin’, Basin Street Blues…, sans prêter attention aux consommateurs qui s’attablaient autour d’elle.

When you’re passin’ by

Flowers droop and sigh

I know the reason why

You’re much sweeter

Goodness knows

Honeysuckle rose !

Tantôt grave, tantôt enjouée, la voix d’Oskar imitait si bien celle du jazzman américain qu’en fermant les yeux, on se fût aisément cru à New York ou à Chicago. Certes, l’Allemand ne faisait pas le pitre comme son maître, mais son énergie, sa verve, ses mimiques et ses oeillades en rappelaient la truculence et la joie de vivre…

— Alors ? lui demanda le pianiste quand il eut terminé son show au milieu des applaudissements. Vous la trouvez vraiment « dégénérée », ma musique ?

— Non, répliqua Claire, subjuguée par sa prestation. Les vrais dégénérés sont ceux qui l’interdisent !

1- British Union of Fascists.

2- Elle obtiendra dix mille livres du Führer, soit l’équivalent de quatre cent mille livres actuelles.

3- Dorothy Thompson (1893-1961) fut chassée en août 1934 par les nazis à cause de son livre I saw Hitler et de ses articles critiques à l’égard du IIIe Reich. On la retrouve sous le nom de « Tess Harding » dans le film Woman of the Year (1942) interprété par Katharine Hepburn.