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Où Hitler et Goebbels  mènent en bateau l’émissaire américain  et évoquent les préparatifs des Jeux

Goebbels invita le général Charles Sherrill à patienter.

— Le Führer sera à vous dans cinq minutes, lui assura-t-il.

Il alla à la fenêtre et l’ouvrit. Etait-ce la chaleur de ce mois d’août à Munich ou l’angoisse qui le faisait transpirer ? Cette réunion avec le délégué américain du CIO était cruciale. Des voix continuaient à s’élever pour réclamer le boycott. Il importait de réduire au silence cette campagne qui, selon lui, était « inspirée par les communistes et financée par les Juifs ». L’appui de dirigeants sportifs comme le comte de Baillet-Latour, Avery Brundage ou le général Sherrill, considéré comme un « anticommuniste et fasciste notoire », était précieux dans cette tentative de duper l’opinion publique en lui faisant croire que les Jeux seraient dépolitisés.

Le Führer entra, sanglé dans sa vareuse grise et coiffé de sa casquette frappée de l’aigle et de la croix gammée. Goebbels se sentit transporté de joie, comme chaque fois qu’il rencontrait son chef. Il aimait le personnage, le vénérait. « Ces grands yeux bleus, songea-t-il. Comme des étoiles. Cet homme a tout pour être roi. » Avec un « Heil Hitler ! » bien scandé, il le salua en tendant le bras droit.

— Veuillez prendre place, messieurs.

Goebbels et Sherrill obéirent.

— Que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda Hitler.

L’Américain toussota.

— Pardonnez-moi, monsieur le Chancelier, si, au cours de notre entretien, j’aborde des questions déplaisantes. Je ne les soulève qu’en tant qu’ami de l’Allemagne et du Parti national-socialiste, et dans le seul but d’épargner des désagréments à votre gouvernement.

— Je vous en prie, général.

— Voilà. Comme vous le savez, de nombreuses organisations aux Etats-Unis et au Canada s’émeuvent des mesures d’exception prises en Allemagne contre les sportifs juifs. Aux Universiades de Budapest, votre équipe nationale ne comprenait pas un seul Juif ! Le CIO ne peut tolérer de telles discriminations… Sinon, c’est l’oeuvre tout entière du baron Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux, qui serait remise en question et même ruinée !

Hitler fronça les sourcils. Son regard se durcit.

— Je vous remercie de votre franchise, général. Mais je n’accepte pas les menaces du CIO. Sachez qu’en cas de boycott des Jeux, l’Allemagne ne participera plus à aucune compétition internationale.

Visiblement irrité, il se leva, et, les mains derrière le dos, se mit à arpenter la pièce.

— Loin de moi l’idée de vous contrarier, bredouilla le général. Mais votre ministre de l’Intérieur Wilhelm Frick nous a promis par écrit en 1933 que les Juifs ne seraient pas exclus de l’équipe allemande. C’est sur la base de cette déclaration que le CIO a maintenu l’attribution des Jeux de 1936 à Berlin !

Le Führer balaya l’air du revers de la main.

— La question des Juifs allemands est une affaire intérieure qui ne concerne pas le CIO, martela-t-il sèchement. Par ailleurs, nous ne sommes absolument pas disposés à entraîner les athlètes juifs pour que leurs performances leur permettent de participer à l’olympiade. Il appartient au Reichsportführer en dernier ressort de sélectionner les membres de l’équipe allemande dans le respect des règlements olympiques, certes, mais aussi sur la base des performances établies. Pour tout dire, nous ne sommes pas prêts à sélectionner des sportifs juifs pour plaire au CIO ou à ceux qui réclament le boycott, si les performances de ces athlètes sont médiocres.

— Mais une athlète comme Helene Mayer a été championne olympique en 1928, objecta le général Sherrill. Il n’est pas juste qu’elle soit aujourd’hui exclue sous prétexte qu’elle est juive !

Goebbels grimaça. Le cas d’Helene Mayer était délicat. Exilée en Amérique, cette Allemande était de mère juive, mais ses grands-parents étaient aryens. Sa participation pouvait donc être tolérée.

— Le cas d’Helene Mayer sera bientôt réglé, répliqua le ministre. N’en faites pas un symbole !

— Dites à vos collègues, reprit Hitler, que les Juifs ne sont pas persécutés, ils sont simplement « séparés » des Allemands de bonne souche. Dites-leur aussi que le Comité olympique allemand respectera les conditions requises par le CIO. Rassurez-les. Les visiteurs et participants aux Jeux peuvent être certains de trouver à Berlin un accueil parfaitement cordial sans courir le risque d’être froissés dans leurs convictions…

— Je n’y manquerai pas, fit Sherrill en se levant. Vos paroles sont pour nous une garantie suffisante…

— Permettez-nous de vous inviter au Congrès de la liberté organisé par le parti, proposa alors Goebbels en lui remettant un laissez-passer. Vous vous y rendrez à bord d’un train spécial.

— Je vous en remercie, bredouilla le général en rougissant. J’accepte votre invitation avec joie.

Au moment de sortir, le Führer lui serra la main. Emu, Sherrill s’inclina :

— Puis-je me permettre de vous demander de me dédicacer votre photo, ce serait un grand honneur pour moi !

Dès qu’il fut parti, le Führer se tourna vers Goebbels.

— C’est un pauvre type.

— Oui, mais il nous soutiendra !

— Où en sont les préparatifs des Jeux ?

— Tout sera prêt à temps, mein Führer : la tour géante destinée à accueillir la cloche olympique, les deux nouvelles stations de métro, la voie triomphale pour votre défilé motorisé, le village olympique prévu pour accueillir 4 000 sportifs, le système de communication avec ses kilomètres de lignes téléphoniques, un circuit télévisé fermé desservant une vingtaine de salles autour de Berlin… Nous avons également lancé un vaste chantier pour ravaler les façades des immeubles et bâtiments publics de la ville et, dans la perspective des milliers de visiteurs attendus, formé trente mille interprètes et réquisitionné cinq mille voitures…

— Et la presse ?

— L’Olympia Pressedienst est en place. Il a déjà édité en quatorze langues du matériel de propagande autour du thème : « La fête olympique, fête de paix. »

Hitler se gratta la nuque d’un air pensif, puis dit à mi-voix comme s’il craignait d’être entendu :

— Entre nous, Herr Doktor, je me demande parfois si l’organisation de cette manifestation en vaut vraiment la peine !

Le ministre sursauta. Etait-il possible que le Führer lui-même doutât de l’utilité du projet ?

— Sauf votre respect, mein Führer, les Jeux sont un accessoire de propagande sans équivalent dans l’histoire du monde. Ils sont aussi importants sur le plan politique que sur le plan économique : ils seront l’occasion d’une publicité destinée à véhiculer une image positive de l’Allemagne nouvelle et à servir nos objectifs nationaux… Votre prestige et celui du parti s’en trouveront assurément grandis !

— Soit, mais je veux des médailles. Il ne suffira pas de réussir la messe, il faudra aussi que le monde prenne conscience de la supériorité de nos athlètes.

— Soyez sans crainte, mein Führer. Nous avons d’excellents éléments.

Hitler haussa les épaules, l’air dubitatif.

— Et le stade ?

— Il avance, mein Führer. Vous avez eu raison de refuser la modification des installations anciennes et d’ordonner l’édification d’un nouveau complexe sportif.

— Wir wollen bauen ! Nous voulons construire ! Cette oeuvre doit donner au monde, par sa grandeur, sa rationalité et sa clarté, l’exemple du zèle et de l’énergie permanents du peuple allemand.

— La nouvelle installation, ajouta Goebbels, est construite comme une arène pour les combattants d’élite. Le stade et le forum des sports seront des sites où les Allemands pourront être éduqués de manière à devenir des hommes et des femmes énergiques.

— Le style impérial romain que l’architecte Werner March a donné à l’ensemble convient tout à fait, observa le Führer. Il faudra y ajouter des statues colossales d’Arno Breker ou de Joseph Thorak qui traduisent remarquablement les idéaux du nazisme et de la race nouvelle.

— Elles sont en cours de réalisation, assura Goebbels. Le résultat est impressionnant !

— Et l’affiche des Jeux ? Est-elle terminée ?

— Voici un premier essai, réalisé par Frantz Würbel, répondit le ministre en déployant sur la table une grande feuille ornée des cinq anneaux olympiques, où était représenté un athlète de type aryen, le front cerclé de palmes, derrière un détail du monument de la porte de Brandebourg : la déesse de la Victoire, debout sur son quadrige.

— L’idée de l’athlète grec est bonne, observa le Führer. Elle s’accorde avec le nom que j’ai choisi pour le stade : Olympiastadion. Je tiens beaucoup à cette parenté helléno-germanique.

— Vous avez raison, renchérit Goebbels d’un ton obséquieux. L’image de l’athlète grec portant des palmes évoque Héraclès qui rapporta une couronne de lauriers des rives du Danube. Elle rappelle que, dans l’Antiquité déjà, les pays nordiques étaient liés à la fête olympique !

La main sur son ceinturon, le maître du IIIe Reich hocha la tête d’un air approbateur.

— On m’a suggéré d’ajouter le svastika sur l’affiche, ajouta le ministre, mais j’ai jugé qu’il valait mieux s’abstenir pour ne pas mécontenter le CIO.

— Vous avez bien fait, Herr Doktor. Restons discrets. Pendant les Jeux, nous aurons sur place les journalistes du monde entier. Il faudra les étonner, certes, mais dissimulons autant que possible les slogans qui risqueraient de les effaroucher…

Le ministre de la Propagande sourit. Hitler songeait sans doute aux affiches antisémites placardées dans les rues et aux théories raciales élaborées par le régime pour démontrer la supériorité allemande. Bien qu’il ne correspondît pas lui-même au type aryen, avec ses cheveux noirs et son teint mat qui l’avaient fait traiter de « rabbin », jadis, par ses condisciples, Goebbels pensait que la question de la pureté raciale – la race nordique et aryenne au-dessus des Juifs et des Noirs – était essentielle pour flatter l’orgueil du peuple allemand et l’unifier contre un bouc émissaire commun.

— Vous voulez parler des slogans contre les Juifs et les Nègres ? fit-il d’un air ingénu.

Hitler hocha la tête.

— Vous m’avez bien compris, Herr Doktor. Mais cela ne suffit pas : il nous faudra obtenir des cautions morales.

— Nous en avons déjà plusieurs ! Vos décisions de maintenir à la tête du Comité olympique allemand le secrétaire d’Etat Theodor Lewald, bien que son père soit israélite, et de nommer Carl Diem au poste de secrétaire général des Jeux alors qu’il est issu d’une famille juive convertie au catholicisme ont été bien accueillies. A l’extérieur, nous pouvons aussi compter sur de nombreux amis, comme Edström, le président de la Fédération internationale d’athlétisme, Avery Brundage, le président du Comité olympique américain, et le général Sherrill, que vous venez de rencontrer…

— Cela ne suffit pas, répéta le Führer en frappant sa paume avec son poing. Il nous faut trouver une personnalité encore plus marquante, plus symbolique.

— A qui pensez-vous ? demanda Goebbels en fronçant les sourcils.

— Au baron de Coubertin, répondit Hitler. Pierre de Coubertin.