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Où Claire se fait réprimander par un inspecteur  de la Gestapo qui cite Ponce Pilate

Le Berlin U-Bahn filait à vive allure. Claire détestait le métro, mais, pour échapper aux embouteillages qui asphyxiaient la ville, elle l’empruntait volontiers. Debout, cramponnée à une courroie, elle observait les passagers qui l’entouraient : Américains, Français, Suédois, Italiens, Japonais… Grâce aux Jeux qui attiraient des milliers de touristes et de participants du monde entier, le cosmopolitisme qui faisait autrefois la singularité de la ville resurgissait enfin. Munis de guides, de cartes et de drapeaux, ces visiteurs paraissaient heureux de se trouver là, de participer à la fête, de découvrir Berlin et ses monuments : la porte de Brandebourg, surmontée d’une déesse de la Victoire, le Reichstag, le Schloss Bellevue, le Schloss Charlottenburg, l’église gothique de Marienkirche, l’immense cathédrale néobaroque du Berliner Dom, le Konzerthaus, ou encore, à la périphérie sud-ouest de la ville, à Potsdam, le château de Sans-Souci construit par Frédéric II au milieu d’un parc magnifique… Il y en avait pour tous les goûts !

L’U-Bahn s’arrêta en gémissant. Claire descendit sur le quai, ajusta son chapeau cloche – la mode avait changé, mais pas pour elle – et sortit de la station. Elle gagna à pied le Tiergarten et flâna un moment dans les allées sinueuses et ombragées de cette vaste forêt aménagée en parc d’agrément au coeur de Berlin par le paysagiste Peter Joseph Lenné. Emaillé de pelouses verdoyantes, de parterres fleuris et de petits lacs où barbotaient des canards, l’endroit servait autrefois de réserve de chasse aux princes électeurs de Brandebourg – d’où son nom : « Le jardin aux animaux. » Elle s’assit sur un banc choisi au hasard – tous les bancs se ressemblaient désormais : le temps des Jeux, les bancs jaunes des Juifs avaient été repeints en bleu – et, les yeux fermés, songea à Oskar. Le pianiste la fascinait. Elle le trouvait beau avec ses yeux pétillants et ses cheveux longs, appréciait son talent, son audace, son humour, son esprit indépendant, sa liberté intransigeante proche de celle de certains anarchistes français du siècle passé qui maniaient la plume comme un fleuret pour fustiger l’armée ou la magistrature et rejetaient tous les carcans. Dans sa jeunesse, son oncle paternel avait fréquenté ces milieux. Il en avait hérité la fougue et le refus de l’injustice sous toutes ses formes.

— Fräulein Lagarde !

Claire ouvrit les yeux. Un homme vêtu d’un imperméable noir et coiffé d’un feutre gris au bord rabattu sur le devant venait de s’asseoir à côté d’elle. Elle reconnut Baumeister.

— Vous ! s’exclama-t-elle.

— Drôle de coïncidence ! fit-il en se découvrant.

La Française n’était pas dupe : elle savait fort bien que lorsqu’un inspecteur de la Gestapo abordait un journaliste, le hasard n’y était pour rien.

— Que me voulez-vous encore ?

Baumeister ne répondit pas tout de suite. Il sortit une Muratti de son étui, l’alluma, puis déclara d’un ton irrité :

— Vous persistez dans vos articles à égratigner le régime. Vos insinuations, vos critiques des Jeunesses hitlériennes embrigadées pour remplir les stades, vos propos acerbes à l’égard de notre Führer que vous dépeignez sous un mauvais jour, furieux que des Nègres remportent des médailles, tout cela n’est pas bon, Fräulein Lagarde, croyez-moi.

— Je vous ai dit et je le répète, je ne fais que décrire ce que je vois et entends, protesta-t-elle.

— Ce n’est pas vrai. Vous ne décrivez pas, vous commentez. Or, le rôle du bon journaliste est de rapporter fidèlement, non d’interpréter, ni de se perdre en conjectures stériles. Il appartiendra à l’histoire, pas à vous, d’apprécier les événements qui ont lieu actuellement en Allemagne sous Hitler.

Il fixa un moment le bout de sa cigarette, puis ajouta :

— Vous avez nos gazettes quotidiennes à votre disposition, nous vous fournissons toutes les informations et les photos que vous souhaitez, cela ne vous suffit-il pas ? Pourquoi cherchez-vous à nous provoquer ?

— Je ne vous provoque pas, je m’exprime librement, voilà tout.

Visiblement excédé par l’entêtement de la Française, Baumeister expédia sa cigarette d’une pichenette.

— Connaissez-vous Carl von Ossietzky ? demanda-t-il en levant les sourcils.

Claire n’ignorait pas l’histoire de ce journaliste de gauche qui avait fondé l’organisation pacifiste Nie wieder Krieg (« Plus jamais de guerre ») et éditait l’hebdomadaire Die Weltbühne (« La Tribune du monde »). C’est à lui que les sages suédois avaient attribué le prix Nobel de la paix 1935, que les nazis promettaient au baron de Coubertin.

— Je le connais de réputation.

— Savez-vous où il se trouve aujourd’hui ?

— Non, je l’ignore.

— A force de jouer au malin et d’écrire contre les nazis, il a été interné dans les camps de concentration de Sonnenburg et d’Esterwegen, et ses écrits sont partis en fumée dans un autodafé. Sa santé s’étant dégradée, il est actuellement détenu dans une cellule de l’hôpital de police de Berlin.

— Où voulez-vous en venir ?

Baumeister croisa les bras et plongea son regard sévère dans les yeux de la journaliste.

— Je veux en venir au fait qu’il serait dommage que vous connaissiez le même sort que lui. Notre patience a des limites, Fräulein Lagarde. Dès que les Jeux seront terminés et que la presse étrangère aura quitté le pays, les journalistes indisciplinés comme vous devront rendre des comptes. Certains seront interdits de séjour en Allemagne et expulsés, d’autres seront peut-être jugés…

— Je n’aime pas vos menaces, répliqua Claire. Je ne fais que mon métier. Seule la vérité m’intéresse !

— Mais la vérité est toute relative ! Rappelez-vous la fameuse question de Ponce Pilate dans l’Evangile : « Qu’est-ce que la vérité ? » Votre vérité n’est pas forcément la nôtre… Et puis, il y a des vérités nuisibles qu’il vaut mieux taire.

La Française réprima un sourire. Elle ignorait qu’un inspecteur de la Gestapo fût capable de citer autre chose que des extraits de Mein Kampf.

— En ne disant pas la vérité, nous imitons Ponce Pilate justement, répliqua-t-elle. Et par notre lâcheté, notre silence complice, nous crucifions des milliers d’innocents !

— Vous vous égarez, Fräulein Lagarde. Tout ce que je vous demande, c’est de cesser vos attaques contre le régime. Concentrez-vous sur le sport puisque votre journal est un quotidien sportif. Sinon…

Claire l’interrompit d’un ton sec :

— Sauf le respect que je vous dois, je ne céderai pas à votre chantage.

Pris d’une exaspération subite, Baumeister se leva et, pointant l’index en direction de la Française, grommela entre ses dents :

— Vous ne perdez rien pour attendre : dorénavant, je m’occuperai personnellement de vous !