Où l’on voit Jesse Owens se surpasser à Ann Arbor
Larry Snyder observa son poulain qui s’échauffait sur la piste. Jesse Owens n’avait pas un physique exceptionnel : il mesurait 1,79 mètre pour 74 kilos, mais il avait de la puissance et une foulée extraordinaire. Quand il courait, il dégageait une étonnante impression d’harmonie, de grâce et de force. A l’université de l’Ohio, il passait moins de temps à étudier qu’à s’entraîner. La direction ne lui en tenait pas rigueur, tout heureuse de compter un athlète aussi prometteur dans son écurie. Elle lui avait trouvé un emploi de pompiste et, pour lui être agréable, avait recruté son père comme jardinier.
Larry s’approcha de Jesse et, lui donnant une tape dans le dos, lui déclara :
— Tu sembles en pleine forme, son. C’est bon signe avant le Big Ten.
Le jeune homme hocha la tête. Le Big Ten, qui mettait en compétition les dix plus grandes universités des Etats-Unis, était pour lui plus qu’un défi : un rêve. Il allait enfin rencontrer les meilleurs athlètes de son pays et comparer ses propres performances aux leurs !
— Il faudra encore soigner ton départ et le balancement de tes mains, ajouta l’entraîneur.
— Ne vous en faites pas, coach. Tout ira pour le mieux !
Le lendemain, en sortant d’une fête, Jesse Owens, Dave Albritton et une bande de copains se mirent à chahuter comme des enfants. Jesse fit un faux pas et, perdant l’équilibre, tomba dans l’escalier.
— Dave, au secours !
Albritton accourut et aida son ami à se relever.
— Aïe, j’ai mal !
— Où ?
— Là, dans le dos.
Sur-le-champ, Dave appela un médecin qui examina Jesse et lui recommanda le repos total pendant dix jours.
— Mais j’ai une compétition ! protesta l’athlète. Je participe au Big Ten…
Le médecin secoua la tête.
— Je crains, mon garçon, que vous n’en soyez pas capable. Ce sera pour l’année prochaine !
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Votre santé passe avant tout !
Jesse Owens sentit les larmes lui monter aux yeux.
*
Au moment où l’équipe d’athlétisme de l’université de l’Ohio grimpait dans le car, Jesse Owens arriva en claudiquant, son sac de sport en bandoulière. Larry Snyder était là, cravaté, vêtu d’un pantalon clair et d’une chemise blanche aux manches retroussées, ses cheveux ondulés bien coiffés comme s’il allait à l’office du dimanche.
— Qu’est-ce que tu fous là ? s’exclama-t-il en fronçant les sourcils. Le médecin t’a recommandé de rester au lit !
— Oui, mais j’ai pris un bain bouillant et je me sens mieux, coach. J’ai décidé d’accompagner les copains au Big Ten, histoire de les encourager.
L’entraîneur fronça les sourcils.
— Et pourquoi emportes-tu ton sac de sport ?
— On ne sait jamais ! fit Jesse en haussant les épaules.
Le stade d’Ann Arbor, dans le Michigan, n’avait rien à voir avec les grandes arènes olympiques : une piste ceinturant un modeste terrain de football américain dans un environnement d’usines. A l’occasion du Big Ten, ce 25 mai 1935, il était bondé : étudiants, parents et professeurs étaient venus des quatre coins du pays pour encourager les jeunes athlètes. Les coureurs de l’université de l’Ohio se rassemblèrent dans les vestiaires pour écouter les dernières consignes de leur entraîneur.
— Hey, guys, aidez-moi ! s’écria Jesse Owens en grimaçant de douleur.
Sourd aux conseils de son coach, le jeune homme essayait d’enfiler son short et le maillot mauve à bretelles orné du mot « OHIO ». Ses camarades s’empressèrent de l’aider.
— Tu comptes vraiment courir ? lui demanda Larry Snyder. Tu vas te faire mal et te ridiculiser par la même occasion.
— Laissez-moi essayer, coach, je me sens vraiment mieux !
— Mais tu arrives à peine à mettre ton short, comment espères-tu courir ?
— Quand je cours, coach, j’oublie ma douleur, répliqua Jesse en souriant.
La compétition commença à 15 h 15. Les coureurs des dix universités en lice se dirigèrent vers la ligne de départ.
— Runners, on your marks ! hurla le starter.
Jesse Owens prit position, s’accroupit et serra les dents.
— Get set !
Au coup de feu, il jaillit de ses marques et, malgré sa douleur dorsale, parcourut le 100 yards1 comme une flèche et coupa le fil qui s’enroula autour de sa poitrine.
— 9 secondes 4/10, annonça le premier juge, l’oeil sur son chronomètre.
— Record du monde égalé ! s’exclama le second, l’air éberlué.
Larry Snyder quitta son siège et se rua sur son poulain.
— Record du monde, Jesse, record du monde égalé, tu te rends compte ?
Jesse Owens demeura hébété, ne sachant pas trop ce qui lui arrivait.
— Oui, c’est bien, n’est-ce pas ?
— C’est magnifique ! Te sens-tu encore capable de courir le 220 yards2 ?
— No problem. Je me sens en pleine forme.
— Alors, vas-y mon gars ! fit Larry Snyder en lui donnant une tape dans le dos.
Jesse Owens se dirigea vers la ligne de départ du 220 yards. En chemin, il remarqua que les essais du saut en longueur avaient commencé.
— Je peux tenter ma chance ? demanda-t-il au juge.
— Si tu veux, mais dépêche-toi pour ne pas rater le 220 yards.
Jesse Owens prit ses marques, puis alla placer un bout de papier maintenu par une pierre à un point précis de la fosse.
— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda le juge.
— L’emplacement du record du monde du Japonais Chuhei Nambu : 7,98 mètres, répondit-il en souriant. Rien de tel pour me stimuler !
A 15 h 25, Jesse Owens se mit en position sur la piste d’élan, le dos légèrement voûté, puis s’élança à grandes enjambées, bondit à l’approche de la planche d’appel et s’envola. Il plana, fit un ciseau en l’air avec un ramené de jambe et atterrit dans la fosse de réception. Ses chaussures s’enfoncèrent profondément dans le sable ; il boula en avant. Au moment de se relever, il jeta un regard en direction de son repère : le papier était derrière lui !
— 8,13 mètres, nouveau record du monde ! annonça le juge en tendant le ruban métallique.
Le public se leva, incrédule : c’était la première fois dans l’histoire de l’athlétisme qu’un homme franchissait les 8 mètres3 ! Des applaudissements crépitèrent dans les tribunes.
— Décidément, murmura Larry Snyder en accourant pour féliciter son protégé. On dirait que c’est ton jour !
— Je dois y aller, coach, le 220 yards va bientôt commencer.
Il était 15 h 35 quand Jesse Owens cala ses pieds sur ses marques pour le départ. Au signal du starter, il bondit comme un félin, avala le virage avec souplesse et, sans jamais fléchir, distança tous ses concurrents.
— 20 secondes 3/10e annonça le juge avec émotion. Nouveau record du monde !
Jesse Owens laissa éclater sa joie. Il était venu encourager les copains, et voilà qu’il pulvérisait en vingt minutes trois records du monde ! Etait-ce un rêve ?
— Incroyable, Jesse, incroyable, balbutia Larry. Je n’ai jamais rien vu de pareil.
— Il reste le 220 yards haies, lui répondit son protégé.
— Non, Jesse. Avec ton dos douloureux, impossible de franchir les haies, sois raisonnable !
— Tout va bien, lui répliqua-t-il. Je suis guéri.
A 16 heures, Jesse Owens prit le départ de la course. Avec souplesse, il escamota l’un après l’autre les obstacles qui jalonnaient le parcours et franchit le premier la ligne d’arrivée.
— 22 secondes 6/10, annonça le speaker d’une voix enjouée. Nouveau record du monde !
Le stade entier se leva pour applaudir le prodige qui venait de battre, en quarante-cinq minutes, quatre records du monde. Larry Snyder courut vers son poulain qui se dirigeait vers les vestiaires en boitillant et le serra contre son coeur.
— Merci, merci, hoqueta Jesse.
— C’est moi qui te remercie, murmura Larry, les yeux remplis de larmes, c’est moi.