Epilogue
Chicago, 30 juin 1980.
Mon cher Oskar,
Je t’envoie cette lettre avec une amie journaliste en poste à Berlin-Ouest. J’aurais voulu t’écrire plus tôt. Mais, à cause de la guerre et de l’éloignement – je ne suis plus revenue à Berlin : ma mère m’a rejointe en Amérique où elle est décédée –, j’avais complètement perdu ta trace : les lettres que j’envoyais chez toi me revenaient avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Et puis, il y a eu ce reportage sur CBS concernant les rescapés des camps nazis, où tu apparaissais pour raconter ton expérience et les atrocités qu’on t’a fait subir. J’ai pleuré en t’écoutant, et je me suis empressée de contacter la chaîne pour obtenir les coordonnées du réalisateur et, à travers lui, les tiennes. Quel soulagement de te savoir sain et sauf – encore que ce terme ne soit pas tout à fait exact car tu as certainement dû garder de profondes blessures physiques et morales ! Tu sais, Oskar, j’ai moi-même été blessée lors du débarquement de Normandie – j’étais correspondante de guerre pour le magazine Liberty. Mais je m’en suis sortie et j’ai finalement épousé un GI rencontré sur le front, un homme attentionné qui m’aime et que j’aime.
J’ai arrêté le journalisme – ma santé s’est dégradée : la vieillesse a ceci de terrible qu’elle nous révèle notre impuissance à ralentir les méfaits du temps –, mais j’ai gardé cette soif de tout apprendre. Par curiosité, j’ai suivi la trajectoire de la plupart de ceux qui, à notre époque, aux Jeux de Berlin, faisaient l’actualité. Le destin est si imprévisible ! A quatre-vingt-deux ans, Leni Riefenstahl n’a rien perdu de son énergie. Son film Olympia, sur les Jeux de Berlin, reste un modèle du genre. Après la guerre, elle a été jugée à plusieurs reprises par différents tribunaux pour complicité avec le régime nazi, et a fini par fuir l’Europe pour le Soudan où elle est devenue photographe. Je l’ai vue récemment à la télévision, en combinaison de plongée, en train de filmer les récifs de corail de la mer Rouge ! Après les Jeux, le décathlonien Glenn Morris a interprété le rôle de Tarzan dans le film Tarzan’s Revenge. L’actrice qui a campé le rôle de Jane n’était autre que Eleanor Holm, tu sais, cette superbe nageuse exclue pour indiscipline qui s’était reconvertie dans le journalisme. Les voir ensemble à l’écran m’a beaucoup amusée. Pendant la guerre, Glenn-Tarzan a servi dans la Navy et a sombré dans une grave dépression ; il est décédé à l’âge de soixante-deux ans. Helen Stephens, celle qu’on surnommait Fulton Flash, a créé une équipe de basket et travaille comme bibliothécaire à Saint Louis où elle milite pour la liberté sexuelle. Le grand boxeur Joe Louis est mort ruiné. J’ai lu quelque part que son ancien rival, Max Schmeling, avait payé les frais de l’enterrement… Noble geste qui n’est pas sans rappeler celui de Luz Long !
Quant à Avery Brundage, il est décédé il y a une dizaine d’années, au terme d’une longue carrière à la tête du CIO. A sa mort, on a découvert qu’il avait une douzaine de maîtresses (sa dernière compagne, une princesse allemande nommée Marianne Reuss, avait cinquante ans de moins que lui !) et deux enfants illégitimes. Il était à la tête d’une fortune colossale puisqu’il a légué à un musée de San Francisco une collection d’art asiatique estimée à plus de 70 millions de dollars. Un comble pour ce puritain qui prônait la morale et la discipline et exploitait les athlètes pour renflouer les caisses de son association !
Te souviens-tu de Pierre Gemayel, ce Libanais que j’ai rencontré au Quasimodo et qui me faisait lire ses articles ? J’ai appris par la presse qu’il est devenu un homme politique important dans son pays (il a été ministre et député, je crois) et que, depuis 1975, les Phalanges qu’il a fondées à son retour des Jeux sont engagées dans la défense du Liban. Que de chemin parcouru par le jeune idéaliste qui rêvait autrefois d’homologuer la Fédération libanaise de football !
J’ai appris avec tristesse le décès de Jesse Owens, survenu le 31 mars 1980. Il n’avait que soixante-six ans. A Chicago, tous les drapeaux des édifices publics ont été mis en berne. Owens parti, c’est une page de l’histoire qui se tourne. Le fils d’Oakville symbolisait la résistance pacifique à la bêtise humaine, au racisme, à la haine, à la dictature. Il paraît qu’il a rencontré le fils de Luz Long, mort à la guerre – comme d’autres grands champions tels l’Allemand Hans Woellke ou l’Américain Charley Paddock, tué dans un combat aérien au-dessus du Japon. Il lui aurait fait part de son admiration pour son père et de sa reconnaissance pour le geste d’amitié qu’il avait eu à son égard, lors de l’épreuve du saut en longueur… Il y a quelques jours, l’AAU, qui n’a certes plus le même pouvoir qu’autrefois, est finalement revenue sur sa décision de suspendre Jesse Owens en 1936, jugeant qu’il n’avait commis aucune faute. Mieux vaut tard que jamais !
Somme toute, tu n’étais pas le seul à résister à Berlin en 1936. Toi au piano, lui sur la piste, étiez frères, malgré vos différences de nationalité et de couleur. Sans doute l’humilité de Jesse Owens lui a-t-elle interdit, durant sa vie, de se prévaloir de son exploit politique : en tant qu’athlète, il ne revendiquait que ses performances sportives. Mais qu’il le veuille ou non, il aura été le premier à désavouer ce monstre, Hitler, qui a fait basculer le monde dans l’horreur…
Ecris-moi, Oskar, à l’adresse indiquée sur l’enveloppe, et donne-moi de tes nouvelles. Es-tu marié ? As-tu des enfants ? Arrives-tu à jouer du piano malgré les séquelles de la guerre ? Le Quasimodo existe-t-il encore ?
In my solitude, you haunt me
With reveries of days gone by
In my solitude you taunt me
With memories that will not die…
Te souviens-tu de ce couplet de Solitude, la chanson de Duke Ellington que tu interprétais si bien ? Je ne l’oublierai jamais ! Même si nos destins se sont séparés, il nous reste en commun la beauté d’une rencontre intense et des souvenirs impérissables. N’est-ce pas Goethe qui affirmait : « Un souvenir d’amour ressemble à l’amour – c’est aussi un bonheur » ?
Bien à toi,
Claire.