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Où l’on assiste à une tragédie sicilienne

La tempête faisait rage. La pluie tombait à verse, un vent violent soufflait sur la Sicile, emportant tout sur son passage. Au loin, l’Etna paraissait plus menaçant que jamais, enveloppé d’une brume épaisse. Luz Long coiffa son casque et observa les positions allemandes. L’état-major avait prévenu qu’une attaque alliée était possible sur l’île, mais les intempéries rendaient cette éventualité hautement improbable. Du reste, la configuration du pays paraissait défavorable aux assaillants : les routes étaient sinueuses et étroites, les carrefours dominés par des collines propices aux embuscades, la plupart des plages inaccessibles en raison des nombreux hauts-fonds…

Luz Long regarda autour de lui. Ses compagnons d’armes paraissaient calmes, convaincus, eux aussi, que les Alliés ne tenteraient rien par temps orageux. Rassuré, il pénétra dans sa tente et sortit un calepin de son havresac. Il griffonna quelques mots à l’adresse de sa famille, restée en Allemagne, contempla la photo de son petit garçon, Karl, qu’il n’avait vu que trois fois depuis sa naissance, puis, fermant les yeux, se mit à réfléchir. Que faisait-il donc dans cette galère ? Après sa médaille d’argent aux Jeux de Berlin, il s’était installé à Hambourg pour devenir avocat. Mais la guerre l’avait rattrapé. Un matin, il avait reçu un courrier l’enjoignant de se tenir prêt à intégrer la Wehrmacht. Affublé du titre de Obergefreiter (caporal-chef), il s’était retrouvé là, en Sicile, à défendre les positions germano-italiennes. Luz secoua la tête. Tous ses idéaux avaient volé en éclats : comme sportif, il avait toujours cultivé le fair-play, et ce n’était pas son ami Jesse Owens qui pouvait le démentir ; en tant qu’avocat, il avait toujours veillé à ne pas tromper ses clients. Il posa son arme sur ses cuisses et la caressa machinalement. Lui, l’athlète, l’homme de loi, en était réduit à se battre loin de son pays pour une cause dont il était de moins en moins convaincu. Hitler avait embarqué l’Allemagne dans une aventure hasardeuse aux conséquences terribles pour l’humanité, mais il avait subi, avec la bataille d’El Alamein, un sérieux revers. Enhardis par cette victoire, les Alliés semblaient déterminés à prendre le contrôle de la Méditerranée. Luz Long soupira. D’après les renseignements qui lui étaient parvenus, on avait découvert sur le corps d’un officier anglais abattu sur les côtes sud de l’Espagne des documents secrets selon lesquels la Grèce serait la priorité des Alliés. Quel crédit accorder à ces informations qui avaient poussé le haut commandement à envoyer une division blindée en Grèce plutôt qu’en Sicile ? Et si c’était un piège ? Pour exorciser la peur, il rouvrit son calepin, le posa sur ses genoux et se mit à écrire à Jesse Owens. Soudain, un cri, en provenance de l’extérieur, l’interrompit.

— Alerte ! Ils débarquent !

Luz Long prit son arme et sortit précipitamment de sa tente. Branle-bas de combat : les soldats s’égaillaient dans tous les sens pour gagner leurs positions.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à un officier.

— On signale un débarquement amphibie de la VIIe armée américaine, commandée par le général Patton, au sud-sud-ouest de l’île, à Licata, Gela et Scoglitti ; un débarquement de la VIIIe armée britannique au sud de Lentini ; et des opérations aéroportées de la 82e US Airborne et de la 1re division aéroportée britannique. Regarde !

Luz prit les jumelles que lui tendait l’officier et les braqua sur la mer. Au milieu de la brume, les formes fantomatiques de plusieurs centaines de navires de guerre se profilaient à l’horizon.

— Quels sont les ordres ? demanda-t-il, sidéré.

— Les Italiens se chargeront d’assurer la défense des côtes. Pour éviter d’être encerclés par les Alliés, nous devons nous replier méthodiquement vers le carrefour stratégique d’Enna et établir une série de points d’appui de retardement…

Luz Long se mordit les lèvres. Dans quel pétrin l’avait-on fourré ? Et à quoi bon se battre quand on ne croit plus à la cause qu’on est censé défendre ?

 

Toute la journée du 10 juillet 1943, les Allemands la passèrent à saboter les ponts et à miner les routes. Mais, pris sous un déluge de feu, harcelés de toutes parts par la marine et l’aviation, ils finirent par se débander. Au moment où Luz Long grimpait sur la tourelle d’un char, un obus frappa le blindé de plein fouet. Le corps de l’athlète fut projeté en l’air, comme s’il sautait pour la dernière fois, et s’écrasa sur le bas-côté. Trois jours plus tard, il se réveilla dans un hôpital sous contrôle britannique, mais, à bout de forces, vidé de son sang, il ne tarda pas à rendre l’âme. On l’enterra sans cérémonie dans le cimetière de Motta Sant’Anastasia.

*

— Ce n’est pas possible…, balbutia Jesse Owens en refermant le journal.

— Quoi ? Que se passe-t-il ? s’exclama Ruth, alarmée.

— Luz Long… Luz Long est mort au combat en Sicile !

Bouleversé, il gagna sa chambre et s’assit à son secrétaire. Dix fois, il avait commencé une lettre qu’il destinait à son ami allemand, dix fois, il l’avait déchirée. Cette lettre commençait toujours de la même manière :

 

Cher Luz,

 

Je t’aurais écrit plus tôt, mais tout n’a pas été comme je le voulais depuis Berlin, et j’attendais de pouvoir t’annoncer quelque chose de bon.

Cependant, je ne veux pas laisser passer trop de temps, donc je vais te dire ce qui arrive maintenant et j’espère que la prochaine fois que je t’écrirai, on aura trouvé une solution. Je suis sûr que les choses sont en bonne voie. Ce que j’ai à faire dans deux jours, c’est de courir contre un…

 

Mais Jesse s’arrêtait toujours au même endroit. Comment aurait-il pu annoncer à Luz qu’il s’apprêtait à courir contre un cheval ? Il y allait de sa dignité… Depuis les Jeux de Berlin, les deux hommes ne s’étaient pas revus. Jesse avait su par les journaux que son ami avait été envoyé sur le front de Sicile, mais il n’avait pas imaginé une seule seconde qu’il pût disparaître ainsi, brutalement, dans la force de l’âge. Jamais il n’avait oublié le soutien que Luz lui avait apporté lors de l’épreuve du saut en longueur, et comment l’Allemand, faisant fi de toutes les théories raciales du IIIe Reich, avait exhorté le public à l’ovationner. Dans sa dernière lettre, Luz lui annonçait qu’il avait eu un fils, prénommé Karl. Jesse Owens se jura de le rencontrer un jour.