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Où l’on voit Jesse Owens et Helen Stephens  remporter la course de relais

Larry Snyder consulta sa montre. Il était 16 h 30, en ce 9 août 1936, quand Jesse Owens foula la piste pour participer au 4 × 100 mètres. Il prit position au départ du premier relais, derrière l’Italien Mariani et l’Allemand Lelchum.

— Fertig !

Le coup de feu retentit. La main droite crispée sur le témoin, Jesse Owens prit son envol, fila comme une flèche, négocia le virage avec souplesse, reprit cinq mètres à Mariani et passa le bâton à Ralph Metcalfe qui, de sa foulée de géant, creusa l’écart. Foy Draper, puis Frank Wykoff parachevèrent la course : le quatuor américain termina avec douze mètres d’avance sur ses concurrents italiens. Euphorique, Larry Snyder lança son chapeau en l’air et embrassa tous les Américains qu’il trouva autour de lui. Ayant repris ses esprits, il consulta le tableau d’affichage : 39 secondes 8/10. « Record du monde1 ! » jubila-t-il en serrant une inconnue dans ses bras.

Acclamé par la foule, Jesse leva les yeux au ciel. Il avait remporté sa quatrième médaille d’or et établi le huitième record du monde de sa carrière. Il se revit enfant, à Oakville, courant dans les champs de coton. Que de chemin parcouru depuis !

— Qui de nous quatre montera sur le podium ? demanda Ralph Metcalfe, l’arrachant à ses rêveries. Je propose Frank, c’est sa troisième médaille d’or au relais en trois participations aux JO !

— Non, c’est ton tour, champ, répliqua Jesse. Tu l’as bien mérité !

« L’Express du Michigan » monta sur la première marche du podium. Dans la loge présidentielle, Hitler secoua la tête, furieux de cette nouvelle victoire américaine acquise grâce à deux… Noirs. Pour ne pas le mécontenter, Avery Brundage avait écarté ses deux coureurs juifs. Aux yeux du Führer, l’initiative était louable. Mais fallait-il qu’il les remplaçât par des « Nègres » ?

 

En fin d’après-midi, Helen Stephens fit son entrée sur la piste avec ses trois coéquipières et commença à s’échauffer.

— Nous devons faire aussi bien que les hommes, leur dit-elle en applaudissant pour les stimuler.

— Tu courras en dernier, décida Dolores « Dee » Boeckmann, une ancienne championne chargée de l’entraînement de l’équipe féminine. Les Allemandes sont redoutables et l’ultime 100 mètres sera décisif !

Les filles prirent position sur la piste sous le regard attentif du Führer. Le coup de feu retentit bientôt. L’Allemande Emmy Albus prit un mauvais départ, mais réussit à dépasser ses concurrentes. Elle passa le témoin à Kathe Krauss qui le transmit à son tour à Marie Dollinger. Debout dans le troisième couloir, Helen Stephens se dit alors que les carottes étaient cuites : l’avance de l’équipe d’Allemagne était si confortable qu’il eût fallu un miracle pour renverser la situation. Et le miracle se produisit ! Ilse Doerffeldt, la dernière coureuse allemande, fit tomber le témoin que Dollinger venait de lui transmettre. Sidérée, elle s’arrêta au milieu de la piste et se prit la tête entre les mains, tandis que Fulton Flash, profitant de la situation, la dépassait pour mener son équipe à une victoire inespérée et battait, par la même occasion, le record du monde !

Fou de rage, Hitler, qui s’était levé pour mieux assister à la course, se frappa la main droite avec son poing ganté et se rassit en jurant. Goebbels braqua ses jumelles sur Doerffeldt : la malheureuse pleurait, incapable de s’expliquer cet incroyable incident ; la mine défaite, ses coéquipières tentaient vainement de la consoler.

— Tu leur enverras des fleurs, marmonna Hitler.

Il hocha la tête, puis rectifia en levant l’index :

— Non : une voiture entièrement remplie de fleurs !

 

Au sortir des vestiaires, les membres de l’équipe américaine montèrent à bord du car. Impatient de rentrer, Jesse Owens fut le premier à s’y asseoir.

— La cavalerie noire a bien accompli sa mission, plaisanta David Albritton en s’installant près de lui, l’air enfin détendu depuis sa médaille d’argent au saut en hauteur.

— Et de quelle façon ! s’exclama Jesse. A part toi et moi, il y a eu Archie Williams au 400 mètres, John Woodruff au 800 mètres, Cornelius Johnson au saut en hauteur et Ralph au relais.

— Mais ce n’est pas fini, soupira Dave.

— Qu’est-ce qui n’est pas fini ?

— Nous partons pour Cologne.

Jesse sursauta et fronça les sourcils.

— Cologne ?

— Robertson vient de m’informer que nous devons encore faire un tour des stades allemands, puis aller courir un peu partout en Europe…

Jesse sursauta.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Mais ma femme et mes parents m’attendent en Amérique, j’ai reçu des propositions alléchantes, des offres de contrats publicitaires que je ne peux pas refuser… Un orchestre californien me paie vingt-cinq mille dollars pour l’accompagner dans sa tournée ; Paramount Pictures m’a contacté pour un film…

— Ce sont, paraît-il, les instructions de Brundage, soupira Dave. Les caisses de l’AAU sont vides. Pour les renflouer, nous sommes obligés de nous donner en spectacle…

Jesse secoua la tête. Cette idée d’amateurisme, qui forçait les sportifs à devenir des assistés, commençait à l’agacer sérieusement. Au nom de quoi l’obligeait-on à courir encore ? Il avait tout donné, rempli son contrat en remportant quatre médailles d’or. N’était-ce pas assez ? Pourquoi ne le laissait-on pas rentrer chez lui pour fêter sa victoire en famille ?

Au moment où le car démarrait, Jesse avisa Luz Long qui sortait des vestiaires. Il bondit hors de son siège, demanda au chauffeur de s’arrêter et descendit du véhicule.

— Luz !

L’Allemand se retourna et, reconnaissant son rival, le gratifia d’un sourire et lui demanda :

— Tu t’en vas déjà ?

— Pas tout à fait. Nous partons pour Cologne… J’aimerais simplement te dire que je ne t’oublierai pas, champ. Tu seras toujours pour moi le meilleur exemple de fair-play.

— Moi non plus, je ne t’oublierai pas, Jesse. Voici mon adresse, écris-moi !

— Je n’y manquerai pas, fit l’Américain en prenant la carte qu’il lui tendait.

Il remonta à bord du car qui démarra aussitôt. Le nez collé contre la vitre, il fixa la silhouette de l’Allemand qui s’éloignait. Etrangement, il eut le pressentiment qu’il ne le reverrait plus jamais.

1- Le record tiendra vingt ans et sera finalement battu par les Américains aux Jeux de Melbourne de 1956.