Ils le regardaient brûler.
À l’intérieur de la créature, la multitude observait un silence impassible. Beth percevait leur présence autour d’elle – cette présence n’était plus accueillante, ni réconfortante. Ils étaient trop attentifs à la sentence prononcée à l’encontre du bourreau de l’un d’entre eux pour la consoler. La force était toujours là. Vive, brillante comme de l’argent. Les voix angoissées criaient leur musique amère. Leur paix avait volé en éclats, et ils regardaient Walt Hawkins brûler par les yeux mornes de la créature, suivant la logique très simple de ses pensées.
Walt Hawkins était un insecte.
Ils l’avaient écrasé.
Il était un bourreau.
Ils avaient retourné ses tortures contre lui.
Il était mauvais.
Ils l’avaient purifié.
Le feu s’élevait crépitant et pur, autour de la créature, alimenté par sa victime et par autre chose. Des vapeurs s’enflammaient et brûlaient. Les pots de térébenthine et de peinture explosaient avec chaleur, projetaient leur contenu en nappes flamboyantes dans le magasin. Le feu était un arc-en-ciel de couleurs. Chaud. Ardent. Purificateur. Hawkins avait dansé sa souffrance dans les flammes, sa peau avait bouillonné et éclaté, avant que son corps calciné ne soit entièrement consumé.
Le feu n’avait aucun effet sur la créature.
Il transperçait Beth jusqu’au tréfonds de son être.
Tandis que Walt mourait, ce n’était pas son ex-mari qu’elle voyait brûler. Ce n’était pas la délivrance de…
(cet endroit sombre)
… ses tourments que les flammes lui apportaient. Elle voyait seulement la mort atrocement douloureuse d’un autre être humain.
Personne ne méritait un tel supplice. Malgré tout le mal qu’il lui avait fait, malgré toutes les souffrances que le monde lui avait fait endurer, elle aurait été incapable de souhaiter cela à quiconque.
Elle luttait pour briser le lien qui l’unissait aux autres, à la multitude se trouvant à l’intérieur de la créature.
Mais si elle s’éloignait de la protection de la multitude, elle mourrait.
Lorsqu’elle continua à se débattre, la furie lui donna un aperçu de ce qui s’étendait au-delà de la protection de leur corps partagé. Un aperçu fugace – ce fut tout. Les nappes de flammes et de chaleur la firent reculer aussi efficacement que les coups que Walt lui avait assenés.
— C’est mal ! s’écria-t-elle.
La furie était une force élémentaire, elle n’avait pas besoin d’expliquer son existence. Mais les autres âmes qui partageaient son corps avec Beth répliquèrent.
Ceci est la justice, dirent-elles.
— C’est… cruel…
Cet homme et ses semblables, ils nous ont enseigné la cruauté. Nous leur montrons simplement que nous avons bien appris les leçons qu’ils nous ont enseignées.
— C’est mal, répéta Beth.
Sa voix perdit un peu de son assurance tandis que les autres avec qui elle partageait le corps de la créature la submergeaient de leurs voix – des voix de femmes, des voix d’enfants, des pleurs de bébés –, toutes reprenant en chœur le même argument.
— Ceci… ceci ne peut être bien…, dit Beth.
Dans cet endroit il n’y a ni mal ni bien. Seulement notre volonté.
La musique gémit, accords stridents au-dessous des mots.
Notre volonté, répétèrent les voix.
À travers le rideau de flammes, les nappes de chaleur qui s’élançaient en un flamboiement compact du sol vers le plafond, elle entrevit les plaines mortes. Cette étendue sans fin de paysage désertique et nu, qui se déroulait vers l’horizon, lui parla comme les voix ne pouvaient le faire. Elle avait survolé ce paysage désertique. Elle se souvint de la paix de ce vol. La délivrance qu’il offrait, la délivrance des mauvais traitements et de la souffrance. De toute décision.
Il nous appartiendra toujours, lui dirent les voix. Seul le besoin de justice nous fait revenir. Nous sommes en visite ici… Rien de plus.
Beth était trop habituée à ce que d’autres agissent à leur guise avec elle pour s’opposer bien longtemps à la créature ou à la multitude. C’est pourquoi elle se concentra sur la paix qu’elle avait connue dans ce paysage désertique, et s’en imprégna, la laissa effacer le souvenir plus récent de la façon dont Walt était mort. Elle tenta d’oublier les souffrances de Walt.
Nous attirons les coupables vers cette région intermédiaire et les punissons, dirent les voix. Ensuite nous repartons.
Leurs voix l’apaisaient.
Nous repartons toujours…
La vue du paysage désertique disparut dans les flammes, mais son souvenir brillait en elle avec éclat. Ce fut à peine si elle s’aperçut que la créature dressait la tête, tel un chien flairant une odeur. La musique douloureuse revint. Les langues dans la gorge de la créature sifflèrent comme un nid de serpents.
Faisant partie de la multitude, Beth comprit ce que la créature percevait. D’autres approchaient. Il y en avait toujours d’autres…
Tandis qu’ils se glissaient vers la Façade du bâtiment en flammes, une main squelettique aux os calcinés et noircis saisit la cheville de la créature. Le crâne de Walt se souleva du sol, les orbites vides, la bouche sans chair avec un rictus de tête de mort.
— Pour le meilleur et pour le pire, poupée, dit le crâne, et sa voix résonna clairement au-dessus du grondement des flammes.
Par les yeux de la créature, Beth regarda la chose monstrueuse. Une terreur abjecte l’envahit et parcourut ses nerfs.
La créature secoua sa cheville jusqu’à ce que les os de la main tombent en morceaux, puis le squelette s’affaissa de nouveau sur les décombres. Mais ce moment avait été suffisant pour faire voler en éclats la torpeur qui engourdissait comme une drogue le corps de Beth. Elle cria – un cri de peur, plaintif et strident, qui se prolongea et se prolongea, résonnant à l’infini.
Troublée, la multitude s’agita avec inquiétude à l’intérieur de la créature. Puis la voix de Beth fut recouverte par la musique qui devenait de plus en plus forte. La multitude se calma à nouveau tandis que la créature, un instant arrêtée, se dirigeait vers la devanture du magasin.