Beth se réveilla de bonne heure après une nuit agitée. Elle resta couchée un moment, à guetter des bruits au rez-de-chaussée qui lui apprendraient que Jack était réveillé, lui aussi. En vain. Finalement, elle se leva et fit sa toilette, enfila un pantalon en toile de coton bleu clair et un chandail ample bleu foncé, puis descendit, mais ce fut pour constater que Jack était parti. Tout ce qui restait de sa présence, c’était le lit défait sur le divan, et sa veste posée sur le dossier du fauteuil devant la fenêtre. Elle brancha la cafetière électrique puis plia soigneusement les draps et la couverture en attendant que le café soit prêt. Elle buvait sa seconde tasse lorsque Anna descendit, en tenue de travail – un vieux sweatshirt « Lionheart Tour » de Kate Bush et des jeans délavés.
— Salut, dit Anna gaiement. Où est Jack ?
— Il était déjà parti lorsque je me suis levée.
Anna ne portait aucune trace de la nuit dernière ou des nombreuses bières qu’elle avait bues dans la soirée. Mais, à vrai dire, ce n’était jamais le cas. Elle était toujours fraîche comme une rose. Parfois, Beth se demandait s’il lui arrivait de dormir.
— Cathy a dû le faire fuir, déclara Anna.
— Probablement.
— Cathy… ou toi, qui sait ?
Beth rougit et commença à protester.
— Voyons, je plaisantais !
Anna se versa une tasse de café et s’assit à la table de cuisine avec Beth. Elle approcha le téléphone.
— Je ferais mieux de lui passer un coup de fil. Il ne semblait pas en très bonne forme, hier.
Beth écouta Anna parler à Jack lorsque la communication fut établie et se demanda pourquoi le monde était ainsi fait. Pourquoi les choses allaient-elles mal plus souvent qu’elles n’allaient bien ?
— Alors, tu as passé une bonne nuit ? lui demanda Anna en reposant le combiné sur son socle.
— Non. Je n’ai pas arrêté de rêver.
L’inquiétude apparut dans le regard d’Anna.
— Est-ce que c’était… ?
Elle n’avait pas besoin de terminer sa phrase. Elles en avaient discuté une seule fois, mais ensuite elles ne l’avaient plus jamais exprimé par des mots. Elles n’avaient plus parlé de…
(cet endroit sombre)
… ce qui s’était passé la dernière fois que Walt l’avait emmenée de force chez lui. Il l’avait enfermée à clé dans le sous-sol, fenêtres condamnées, la porte qui donnait sur la cuisine verrouillée. Walt avait l’unique clé. Il la laissait sortir pour préparer les repas et faire le ménage. Sous sa surveillance. Pour faire ses besoins, elle utilisait un seau qu’il lui permettait de vider en haut une seule fois par jour. Elle dormait au sous-sol, sur un vieux matelas. Le matelas sur lequel il la baisait. Lorsqu’il arrivait à bander. Il était obligé de la battre pour bander. Parce que c’était sa faute à elle s’il n’avait pas la trique. Mais une fois qu’il bandait… son étreinte douloureuse sur sa peau meurtrie, chaque coup de boutoir de ses reins était un supplice.
Elle était restée là-bas pendant des semaines…
(dans cet endroit sombre rempli de souffrance)
… dans le noir. Et l’humidité. Dorlotant ses meurtrissures comme un animal blessé.
— Beth ?
Elle releva la tête, ses yeux brillaient de larmes contenues.
— Je suis désolée, dit Anna. Je n’avais pas l’intention d’évoquer tout ça à nouveau. Merde. Ta journée commence bien, grâce à moi !
— Ce… ce n’est pas ta faute, Anna. D’ailleurs, le Dr Hansen a dit que je ne suis pas censée dissimuler… ce qui s’est passé… Je ne suis pas censée me le dissimuler. Il faut que j’apprenne à surmonter tout ça.
Anna tendit le bras et prit sa main.
— Je sais, Beth. Et c’est juste. Mais je ne supporte pas de te voir dans cet état.
Beth parvint à lui adresser l’ombre d’un sourire. Anna serra sa main, puis elle prit sa tasse de café.
— Quoi qu’il en soit, dit Beth, je n’ai pas rêvé de… de ça. Mais c’était presque aussi terrifiant. J’étais ici, dans la maison, mais tout était délabré et cassé. Comme si personne n’avait habité là depuis des années. Dans mon rêve, j’étais couchée dans mon lit. Je me suis réveillée là… dans mon lit.
Mais il sentait mauvais, comme une odeur de moisi. Le plâtre était craquelé et pendait du plafond, le papier peint se décollait des murs et s’enroulait.
Elle remarqua une expression étrange sur le visage d’Anna.
— Anna ?
— Continue.
— Ensuite j’ai entendu quelque chose monter l’escalier, comme si cela se traînait. J’ai pensé que c’était Walt, et j’étais prête à mourir. Je l’ai entendu passer son pied à travers une marche, et il y a eu un bruit, comme si la rampe cédait. Un grand fracas…
« J’étais toujours dans mon lit, j’avais la chair de poule parce qu’il était d’une saleté repoussante, mais j’étais trop terrifiée pour bouger. Je continuais d’écouter, j’espérais que Walt était tombé, entraîné par la rampe, mais je l’ai entendu à nouveau, il continuait de gravir l’escalier. Je voulais crier, mais j’étais incapable de bouger un seul muscle. C’est seulement lorsqu’il s’est approché dans le couloir, tout près de ce qu’il restait de la porte, que je me suis finalement levée d’un bond pour me cacher dans la penderie.
« J’ai trouvé une vieille couverture et l’ai mise sur moi, espérant qu’il penserait que c’était juste une pile de vêtements ou autre chose, mais j’étais certaine que cela ne marcherait pas. Blottie dans la penderie, je l’ai entendu pénétrer dans la chambre. Je savais qu’il allait me trouver d’une seconde à l’autre. Puis le plancher a cédé. Si tu avais entendu ce boucan… Toute la maison a tremblé quand il s’est effondré.
« Je suis restée dans la penderie, plaquée contre le mur, emmitouflée dans ma couverture de la tête aux pieds. Il avait certainement réussi à bondir vers le couloir juste à temps, parce que je l’ai entendu redescendre l’escalier. J’ai attendu qu’il soit sorti de la maison, puis je me suis avancée à quatre pattes et j’ai regardé vers le rez-de-chaussée par le trou béant où le plancher avait été. Et alors…
Elle adressa à Anna un rapide sourire.
— Il s’est produit quelque chose de tout à fait étrange. Brusquement, je ne portais plus ma chemise de nuit. J’étais vêtue d’une longue robe chatoyante. Mes cheveux me descendaient jusqu’ici… (elle montra sa taille) et j’ai compris que tout ce que j’avais à faire c’était de m’avancer vers le vide, et que je serais capable de voler.
— Est-ce que… (Anna s’éclaircit la gorge.) Et tu l’as fait ?
Beth acquiesça.
— C’était merveilleux… au début. J’ai fait le tour de ma chambre en volant, puis je suis allée au rez-de-chaussée. La fenêtre dans la salle à manger était brisée, alors je l’ai franchie et me suis envolée vers la nuit. Partout où je regardais, la ville était plongée dans l’obscurité, les maisons en ruine. Puis j’ai entendu un bruit, comme le vent, mais cela ressemblait plus à des voix. Pas un chant, des plaintes, disons. Rythmées. J’ai commencé à avoir très peur. La ville s’est plus ou moins estompée – tu sais comment ça se passe dans les rêves ? – et je survolais cet immense paysage vide. Tout était mort – arbres, herbe, toute chose – à perte de vue. Et la musique…
« Elle était toujours là, mais à présent je l’entendais plus distinctement et j’ai compris qu’elle était composée de pleurs. De gens affligés, de gens qui souffraient, de gens terrifiés. Et autour de moi tout donnait cette impression. Comme si c’était un endroit où aboutissent ceux qui ont renoncé à toute espérance. Et je continuais de filer dans les airs, je n’allais nulle part, parce que tout avait le même aspect.
Un léger frisson parcourut son échine tandis qu’elle se souvenait.
— Et ensuite ? demanda Anna.
— Ensuite je me suis réveillée. (Elle eut un rire nerveux.) Un rêve plutôt bizarre, tu ne trouves pas ?
Elle leva les yeux vers Anna et vit avec surprise l’expression très étrange sur le visage de son amie.
— Anna ?
— Ce n’est pas aussi bizarre que tu le penses, répondit Anna.
— Que veux-tu dire ?
— Beth, j’ai rêvé des mêmes endroits, cette nuit. Notre maison, elle tombait en ruine. Je me suis réveillée dans mon lit, et il était dans le même état que le tien, comme quelque chose que l’on trouve dans une décharge. Je ne suis pas restée dans la maison, je n’ai pas cherché à savoir s’il y avait quelqu’un d’autre dans les chambres. Je suis sortie et j’ai découvert la ville, déserte, les maisons délabrées. Je t’ai vue – ou j’ai vu une femme aux cheveux blonds, vêtue d’une robe blanche légère – sortir de la maison en flottant dans l’air.
« Je l’ai appelée mais elle ne s’est pas arrêtée. Peut-être ne m’a-t-elle pas entendue. Je me suis mise à courir. J’ai couru sans m’arrêter et la ville a disparu autour de moi. Je me suis retrouvée dans le paysage désertique que tu viens de me décrire.
— Tu… tu me dis la vérité, hein ? demanda Beth d’une voix craintive.
— Je te jure que je n’invente rien.
— Tu me fiches la frousse, Anna.
Anna tendit le bras et prit sa main à nouveau.
— Je te jure que je n’invente rien. Je ne te ferais pas ça, Beth.
— Mais alors… (Quelque chose de dur comme une pierre se forma au creux de l’estomac de Beth.) Que… qu’est-ce que cela veut dire ?
— Je l’ignore, murmura Anna.
Elle lâcha la main de Beth pour se frotter le visage, une habitude que Jack et elles avaient en commun lorsqu’ils étaient préoccupés ou réfléchissaient.
— C’est incompréhensible, poursuivit-elle. Comment deux personnes pourraient…
Cathy choisit ce moment pour faire son apparition au rez-de-chaussée. Ses cheveux étaient coiffés en queue de cheval et elle portait pour tout vêtement l’un des T-shirts d’Anna, trop grand pour elle.
— Zut ! s’exclama-t-elle en entrant dans la cuisine. Il est déjà parti.
Elle leur lança un regard en s’approchant de la table.
— Hé, les filles… pourquoi cette mine d’enterrement ?
— Nous parlions de nos rêves, commença Anna.
— Les rêves ! Ça tombe bien. J’ai fait un rêve du genre « après la bombe »… La fin du monde, vous savez, la ville est complètement déserte, vous êtes le seul survivant, et vous errez parmi les ruines, à la recherche de quelqu’un à qui parler, en pensant « c’est la fin du monde », seulement c’est vraiment fini pour tout le monde.
Anna et Beth échangèrent des regards inquiets.
— Quelqu’un aurait-il l’amabilité de me dire ce qui se passe ici ?
— Je pense que tu ferais mieux de t’asseoir, Cathy, dit Anna.