7

 

Ned monta l’avant de la voiture de patrouille. Il regarda fixement à travers le pare-brise durant de longs moments, observant l’animation dans la rue. On dressait des barrières de police. Le commissaire Fournier et « Teigneux » Boucher se tenaient près de l’ambulance tandis qu’un toubib s’occupait de la main d’Ernie. Un peu plus loin, des policiers en uniforme et en civil attendaient que quelqu’un apportât un semblant d’ordre à toute l’opération. Quand Ned vit arriver la première équipe de télévision, le symbole CBC bleu et orange brillant sur le flanc du car, il se tourna vers l’arrière de la voiture et s’appuya sur le dossier du siège.

— Qu’est-ce que tu fichais ici, Jack ?

Jack Keller leva lentement les yeux jusqu’à ce que son regard croise celui de Ned. Au lieu de répondre, il sortit de sa poche un instantané couleurs froissé et le lui tendit en silence. Ned alluma le plafonnier et regarda la photo. Il la tint près de la lumière, suivant le pli d’un doigt. La fille était jolie – treize, quatorze ans, au maximum. Des cheveux blonds coupés court. Ses petits seins commençaient tout juste à pointer sous son débardeur.

Ned essaya de comparer la fille sur la photo avec le corps dans le sous-sol, écorché et branché sur Dieu seul savait quel genre de saloperie. Il en fut incapable.

— Est-ce que tu es entré dans la maison ? demanda-t-il.

Jack secoua la tête.

— Pourquoi donc ?

— Je savais que ce serait moche. (Il marqua un temps, détournant les yeux.) Elle était là-bas ?

Ned examina la photo à nouveau.

— Il y avait… quelque chose là-bas qui aurait pu être elle.

— Ça veut dire quoi, bon sang ?

Le regard de Jack s’était vivement porté sur le visage de Ned.

Ned soupira.

— Nous avons trouvé deux corps là-bas. L’un était celui d’un homme de race blanche, peut-être un mètre quatre-vingt-cinq, quatre-vingts kilos. L’autre était celui d’une adolescente. Il n’y a pas un seul…

Scintillement.

Il voyait le corps écorché, les tubes des intraveineuses plantés dans la chair à vif. Tout autour du corps, les plaines grisâtres. Le ciel mort…

Scintillement.

De la sueur perla sur son front et colla sa chemise à son dos. Il inspira profondément.

— Nous n’avons pas encore établi leur identité, termina-t-il.

Le regard de Jack était rivé sur son visage.

— Qu’y a-t-il, Ned ?

— Qu’y a-t-il ? (La fureur de Ned devant ce qu’il avait été obligé de subir refit surface en un flot soudain.) C’est un putain d’abattoir, là-bas… ça te plaît comme début ? Cet enculé avait fixé des micros sur le corps de la fille. Il voulait enregistrer tous les bruits qu’elle faisait pendant qu’il l’écorchait. Tu es satisfait ? J’ai répondu à ta question ?

— Ned…

— Qu’est-ce que tu foutais ici, Jack ? Merde, si tu as tellement envie de jouer au flic, pourquoi as-tu démissionné ?

Il lança un regard furieux à son ex-coéquipier, l’ancien reproche ranimé et avivé par ce qui gisait dans cette pièce, dans le sous-sol de la maison.

Jack soutint son regard.

— Pour moi cela revenait au même, dit-il finalement.

Ned lui lança l’instantané d’un geste brusque.

— Et plus maintenant ?

S’il y avait eu de la colère dans les yeux de Jack, Ned aurait pu le supporter. Ce qu’il ne supportait pas, c’était la peine qu’il y voyait.

— Désolé, Jack, dit-il. Je me suis emporté.

Jack se contenta de hocher la tête. Il remit l’instantané dans sa poche.

— Tu veux bien me dire ce que vous avez trouvé là-bas ? demanda-t-il.

— Non, fit Ned. (Néanmoins, il le lui dit.) Jack, tu connais je type ? demanda-t-il lorsqu’il eut terminé.

— Il s’appelle Chad Baker. (Jack attendit que Ned eût sorti son calepin et un stylo avant de continuer.) Il est anglais d’origine. Dans les années soixante il a écrit un certain nombre de tubes… « We Can’t Lose », « Got to Drop You Outta My Heart », « Heartbreak Heaven ». Tu te rappelles ces titres ?

Ned opina du chef et prit des notes.

— Il s’est fait un paquet de fric avec ses royalties, poursuivit Jack, particulièrement grâce aux reprises de ses anciens succès par des groupes au cours de ces dernières années. Certains figuraient sur la bande sonore de deux films récents, ils ont fait un malheur à nouveau. Ce type avait du pognon.

— Que faisait-il ici ?

Jack haussa les épaules.

— Qui sait pourquoi il a choisi Ottawa ? Quoi qu’il en soit, il s’est installé ici au milieu des années 70, et depuis il a fait figure de gourou pour tous ceux qui essaient de percer dans les milieux musicaux de cette ville. Il avait fait installer un studio d’enregistrement dans son sous-sol – vingt-quatre pistes, enregistrement digital, tout le bataclan. Un tas de talents locaux ont eu leur première chance grâce à ses maquettes. Il a organisé des concerts et des spectacles, a financé deux clubs. Il avait de l’argent, à ne pas savoir quoi en faire.

Ned leva les yeux de son calepin.

— J’ai l’impression que tu as fait de sacrées recherches sur ce type.

Jack détourna la tête.

— Ne me cache rien, Jack.

— Anna le connaît.

— Oh, merde.

Ned sortait avec la sœur cadette de Jack depuis aussi longtemps qu’ils se connaissaient, ce qui devait faire neuf ou dix ans maintenant. C’était son travail qui les avait empêchés d’être plus que de bons amis.

Les flics avaient tendance à frayer avec les flics – ils y étaient obligés. Tout simplement, les civils ne comprenaient pas que le boulot leur collait à la peau… Il ne vous quittait jamais, nuit et jour. Ned savait qu’il plaisait à Anna, mais elle n’avait pas envie de passer tous ses samedis soir au Russell – le club privé de l’Amicale de la Police situé au deuxième étage du vieil Immeuble Delco. Elle ne se sentait pas à l’aise avec les amis de Ned, pour la plupart d’autres flics, tout comme il ne se sentait pas à l’aise avec les amis d’Anna, qui étaient tous dans des groupes de rock ou dans le théâtre, ou avaient des activités artistiques.

— Lorsque tu dis qu’Anna le connaît…, commença-t-il.

— Je veux dire qu’elle venait souvent au studio, répondit Jack. Enfin, la plupart des musiciens de cette ville sont venus ici à un moment ou à un autre. Tu sais à quel point Anna adore chanter.

Penser qu’Anna était mêlée à ce qu’ils avaient découvert dans le sous-sol de Baker suscita un malaise au creux de l’estomac de Ned. Ne pense pas à ça, se dit-il. Il examina ses notes.

— Quels étaient les rapports de Baker avec des fugueurs ? demanda-t-il.

— J’ignorais qu’il en avait. Je cherchais juste… je cherchais cette fille, Janet Rowe. J’ai appris qu’on l’avait vue en compagnie de Baker à deux ou trois reprises, c’est pourquoi j’étais venu ici pour lui parler.

— Qui t’a tuyauté ?

— Des gosses dans la rue. Je n’ai pas de noms.

— Je vais en avoir besoin.

Jack soupira.

— Personne n’acceptera de te parler, Ned. Tu le sais très bien. Et je ne peux pas me permettre de perdre mes contacts. Il y a d’autres gosses que je peux encore aider, alors je ne tiens pas à sacrifier…

— Tu veux que je t’emmène là-bas et que je te montre ce qu’un type comme Baker peut faire à une gosse ?

— Non. Je… Il ne s’agit pas de ça, Ned.

— Tu es dans la merde jusqu’au cou, Jack, dit Ned. Si tu commences à me dissimuler…

Scintillement.

Ils étaient toujours dans la voiture de patrouille, mais celle-ci se trouvait maintenant dans ce paysage désertique. Ses gyrophares illuminaient les branches mortes d’un arbre tout proche. Le ciel d’un jaune souffreteux les recouvrait, tel un suaire. Ned lança un regard à Jack et vit sur son visage le miroir du choc qu’il savait inscrit sur ses propres traits.

— Nom de Dieu, murmura-t-il. Tu vois ça, toi aussi ?