Cela faisait un drôle d’effet à Ned d’être étendu sur un lit de camp dans la salle d’interrogatoire, en sachant que les officiers supérieurs se trouvaient dans la pièce voisine et le regardaient à travers la glace sans tain tandis qu’il essayait de s’endormir. Seul avec Ernie, mais objet de l’attention de tous ceux qui les observaient. Le fusil à pompe pesait sur sa poitrine. Il avait une main posée sur la crosse en bois, l’autre sur son canon métallique froid. Il percevait la pression de cet autre endroit sur ses paupières chaque fois qu’il fermait les yeux. La ville morte. Elle comprimait son esprit. Elle semblait plus réelle que les regards attentifs, invisibles, qui, il le savait, étaient fixés sur eux à travers la glace.
Que trouveraient-ils lorsqu’ils seraient là-bas ?
Il durcit sa prise sur le fusil. Les deux cachets pour dormir qu’il avait pris apaisaient ses nerfs ébranlés. L’épuisement qu’il avait surmonté jusqu’ici gagnait rapidement son corps.
— Tu penses que nous arriverons tous deux au même endroit ? demanda doucement Ernie depuis le lit de camp près de lui.
Ned tourna la tête afin de regarder son coéquipier.
— Ouais.
— Et dans le cas contraire ? Nous n’allons pas nous endormir en même temps.
— Celui qui arrive là-bas le premier ne fera rien, dit Ned. Il attendra que l’autre s’amène.
— Et s’il ne se passe rien ?
— Alors nous laisserons Bohay appeler les psys pour qu’ils s’occupent de nous.
Ned tourna la tête à nouveau et contempla le plafond. Les carreaux y étaient percés de centaines de trous. Il se souvint que, lorsqu’il s’ennuyait au lycée, il comptait les perforations sur les mêmes sortes de carreaux dans la salle de classe. Compter combien il y en avait sur un seul carreau. Multiplier cela par le nombre de carreaux dans la salle de classe. Multiplier cela par le nombre de salles dans le lycée. Plus les couloirs, la bibliothèque, le gymnase, les bureaux…
Il se sentit aller à la dérive.
La respiration d’Ernie était lente et régulière à côté de lui. Il n’aurait pas dû laisser Ernie l’accompagner. Il avait une femme. Une gosse. Ouais, pensa Ned. Et toutes deux avaient eu les jetons, à cause du virus qui affectait Ernie. Le virus qui contaminait tous ceux qui avaient été mêlés à l’affaire Baker. Un virus qui se propageait comme un cancer.
Il fallait stopper ça maintenant. Avant que la situation ne devienne incontrôlable.
Il eut un rire silencieux. Avant que la situation ne devienne incontrôlable ? Et ce qui se passait maintenant, comment appelait-on cela ? Puis il pensa au virus. Il se propageait. D’abord Ottawa. Puis tout le pays, peut-être.
Alors que ce putain de monde donnait déjà l’impression de partir en couilles. Il n’avait vraiment pas besoin de cette merde pour sombrer dans le chaos complet.
Ned se rappela la façon dont tout le monde s’était écarté d’eux quand Ernie et lui étaient entrés dans la salle de briefmg. Ce n’était pas tellement un recul physique, mais plutôt une répugnance qu’il avait lue dans leurs regards. Il avait ressenti cela toute la journée, de la part de tout le monde. Sauf d’Anna. Mais elle avait peut-être chopé le virus, elle aussi.
Le virus. Quoi que fût cette saloperie.
La respiration d’Ernie était devenue uniforme. Arrête de réfléchir, se dit Ned, sinon tu ne réussiras jamais à aller là-bas. Il recommença à compter les perforations sur les carreaux du plafond. Ses paupières se mirent à papillonner. Devinrent lourdes. Se fermèrent. Il s’aperçut qu’il n’entendait plus la respiration d’Ernie, et puis il sombra dans le sommeil à son tour.
Pour aller là-bas.
Il se demanda si un jour il se sentirait à l’aise de nouveau en s’endormant.
Occupe-toi de ça d’abord, se dit-il.
Un flot d’images jaillit dans son esprit, défila rapidement comme les figures de cartes à jouer manipulées par les mains d’un joueur professionnel. Des images de cadavres. Ravagés par le feu. Des morts. La dernière carte était le joker. Non touché par le feu. C’était son propre visage sous le bonnet et les clochettes. Puis, telle la pointe infime de feu qui provient du soleil canalisé à travers une loupe sur une feuille de papier, le visage commença à brûler.
Occupe-toi de ça d’abord, répéta-t-il.
Le sommeil s’empara finalement de lui.