Un brassage de sons, une mixture de sorcière.
La vocalisation de chaque douleur, de chaque souffrance qu’un être humain pouvait éprouver, était stockée numériquement dans la mémoire de l’ordinateur. À présent des doigts pianotaient sur un clavier et l’amenaient à l’ébullition. Des indicateurs de puissance sonore étaient dans le rouge. Des unités de disquettes bourdonnaient. Le logiciel avait été restructuré après une centaine d’erreurs et de tâtonnements jusqu’à parvenir au programme final, parfait, presque occulte. La matrice avait pris forme dans l’appareil, tandis que des circuits étaient connectés, les uns après les autres, selon une séquence ordonnée.
Les sons attendaient. Une simple chiquenaude sur un bouton leur permettrait de s’échapper des haut-parleurs. Ils n’avaient jamais existé dans cette configuration particulière. Avant lui, personne n’avait osé domestiquer ces souffrances, ces cris de douleur et de terreur. Leur agencement précis, la matrice de leur corrélation, aurait dû être impossible à découvrir, et le rester pour toujours.
Mais il l’avait fait.
Et il savait que cela marchait.
Il était certain que, cette fois, cela marcherait.
Tout simplement, un individu doué de raison, délivré des contraintes sociales qui paralysaient d’autres expérimentateurs, était capable de concevoir la manière d’utiliser ces sons. Était capable d’entreprendre de les interfacer avec les programmes appropriés. Était capable de mener à bien une expérience que d’autres ne pouvaient qu’imaginer.
Il y avait un pouvoir dans les sons.
Les sons pouvaient guérir.
Les sons pouvaient tuer.
Cette fois, il était certain d’avoir réussi.
La dernière fille lui avait donné tout ce qu’il désirait obtenir, depuis ses premiers hurlements de terreur jusqu’à son ultime plainte inarticulée, tandis que ce qui subsistait de sa vie s’enfuyait d’entre ses lèvres écorchées.
Il se renversa dans son fauteuil pivotant et se détourna de la console de l’ordinateur et des appareils d’enregistrement. Une chiquenaude sur un commutateur mit en marche des moteurs hydrauliques, et un pan de mur coulissa pour découvrir une paroi de verre sombre. Un autre commutateur éclaira brillamment la pièce au-delà de cette vitre insonorisée. Il joignit ses mains derrière sa tête et se renversa un peu plus dans son fauteuil, contemplant son œuvre.
Elle avait tenu presque un jour et demi.
C’était sa jeunesse.
La résistance de la jeunesse.
Elle était venue lui demander des conseils, comme d’autres le faisaient de temps à autre. Le plus souvent, il ne les touchait pas. Il se contentait de tenir avec eux le rôle du père bienveillant. D’être là lorsqu’ils avaient besoin de quelqu’un. L’autre moitié du sous-sol – le véritable studio d’enregistrement – c’était l’endroit où ils se réunissaient pour jouer et répéter, où il réalisait leurs maquettes et leur transmettait l’expérience de toute une vie consacrée à la musique.
Le père bienveillant…
Mais parfois il en gardait un. Pour alimenter le programme. Pour donner au logiciel une voix humaine. Jouez un do majeur, et il sortait des haut-parleurs sous la forme d’une voix humaine, stridente de douleur. Combinez-le avec d’autres notes, et des accords d’angoisse retentissaient. Une musique de terreur. Cette musique pouvait réveiller les morts. Cette musique pouvait tuer. Cette musique pouvait apporter la révélation. Sa musique. Créée grâce à son programme. À partir de la terreur et de la souffrance.
Les sons stockés dans la mémoire ne provenaient pas tous des personnes qui étaient mortes dans cette pièce exiguë. Des chants véritables étaient incorporés dans la matrice. Des douzaines de voix jeunes avaient chanté de tout leur cœur dans son studio, persuadées que c’était la chance de leur vie. Ceux-là, il ne les avait pas touchés. Il avait seulement pris cette infime partie de leur âme prisonnière des banques de données numériques. Il y avait les gémissements de mères en train d’accoucher, des sons recueillis sur les lieux d’incendies et d’accidents, des sons enregistrés dans des asiles et des hôpitaux. Une fois, il avait gardé un aliéné pendant toute une semaine dans cette petite pièce plongée dans l’obscurité. L’homme avait hurlé et hurlé, jusqu’à ce que sa voix se brise définitivement.
Mais cette dernière fille… c’était elle qui lui avait donné le plus, sans aucun doute.
Il regarda ce qui restait d’elle, attachée avec des courroies sur la table d’opération en métal. Des fils partaient d’électrodes et étaient reliés à un électro-encéphalographe et à divers moniteurs. Des tubes d’intraveineuses étaient enfoncés dans ses veines. Certains apportaient de la nourriture, d’autres diffusaient des drogues destinées à augmenter la sensibilité de ses terminaisons nerveuses. Un micro était placé au-dessus de sa tête. D’autres étaient fixés sur les muscles de son cou. D’autres encore avaient été introduits dans les os évidés près de ses oreilles.
Ça empestait comme dans un abattoir, là-bas, mais la puanteur était une odeur agréable pour lui. Le narcotique légèrement métallique qu’était le sang. Tout d’abord, bien sûr, elle avait évacué tout ce que contenaient ses intestins et ses reins. Mais cela fut facile à nettoyer. Et ensuite elle était vide. Purifiée. Il ne restait plus que l’odeur de sa chair. Et de son sang.
Ce qui gisait sur la table d’opération ressemblait à un être humain uniquement par sa forme. Un médecin aurait reconnu la musculature, mise à nu du fait de l’ablation de sa peau. Mais la plupart des gens, s’ils avaient aperçu cette forme, n’auraient vu qu’une chose monstrueuse, surgie de leurs cauchemars les plus horribles. Alors que lui… il voyait l’achèvement exquis de son travail.
Il brancha des écrans de visualisation, les uns après les autres. Leur tourbillon de couleurs, généré par ordinateur, était la dernière étape. Il ne pouvait tester son programme plus avant… à moins de prendre des risques personnels.
Mais si jamais il actionnait ce commutateur…
(Il lui fallait un sujet approprié.)
… les sons qui sortiraient de ces haut-parleurs…
(Il n’y avait qu’un seul sujet approprié.)
Mais il n’osait pas. Le vrai savant ne faisait jamais d’expériences sur lui-même. Cela manquait d’objectivité, tout simplement. Les sons…
Ils pouvaient tuer.
Ou apporter la révélation.
Sans aucun doute, cela changerait le sujet irrévocablement.
Pour toujours.
La mort était permanente. Tout comme la révélation.
Il jouait avec le commutateur. Son regard quitta les écrans de visualisation, où son programme palpitait comme au gré des battements de son propre cœur, pour se porter vers la pièce où la fille avait été lentement écorchée.
Il avait perdu le compte de ceux qui lui avaient tout donné. Est-ce que ce serait juste envers eux, compte tenu du sacrifice qu’ils avaient fait, s’il reculait devant cet instant ?
Il se pencha vers la vitre qui séparait le corps de la fille de sa salle de contrôle. Les yeux aveugles, aux paupières découpées, semblaient se moquer de lui. Il manquait de courage, lui disaient-ils. Il était capable d’apporter la souffrance, mais était-il capable de l’affronter lui-même ? Il savait ce qu’il faisait, il jouait à pile ou face – la folie conduisant à la mort, ou bien la révélation – alors comment ne pas tenter de faire lui-même le pas final ?
Qui le méritait plus que lui ?
Il y avait un pouvoir dans les sons. Une certaine note pouvait faire naître l’inquiétude, une série de notes la peur, d’autres apportaient le bonheur. Ou la guérison. Ou la paix. Et quelque part, dans ce motif complexe entre 85 et 1 100 cycles par seconde, étendue de la perception sonore chez l’homme, elle l’attendait. La matrice finale de son programme. Il sentait les cortex auditifs de chaque côté de son cerveau bourdonner d’impatience.
Oserait-il ?
Comment pourrait-il ne pas oser ?
Amplitude, fréquence, longueur d’onde, tout avait été réglé à la perfection. Des fantômes numériques attendaient un simple mouvement de ses doigts…
Son pouce et son index se crispèrent sur le commutateur.
— Il adressa un rapide sourire aux yeux aveugles de sa dernière victime. Il actionna le commutateur.
D’abord il n’y eut aucun changement.
Son regard se porta vers les motifs qui continuaient de tourbillonner sur les écrans de visualisation.
Puis il l’entendit. Une sonorité pure, simple et forte. Elle provoqua dans son crâne une vibration par résonance. Une harmonie l’accompagnait, et les osselets de son oreille moyenne vibrèrent au gré de son rythme, transmirent les sons vers son oreille interne. Sa vue se brouilla. La pièce tournoya, animée du même motif qui tourbillonnait sur les écrans. Puis ses yeux se révulsèrent et il ne vit que le vide tandis que la matrice envahissait la pièce en un soudain torrent de sons.
Les centres du plaisir de son cerveau devinrent douloureux.
Entre ses jambes, son pénis aussi raide qu’une barre de fer appuyait douloureusement contre son pantalon. Il défit maladroitement sa braguette afin de le sortir de sa prison de tissu. Libéré, il vibra comme un diapason. Ses testicules se concentrèrent en deux minuscules pierres dures.
Il avait conscience de chaque objet dans la pièce et de sa relation avec eux par l’intermédiaire d’un sens d’écholocation qui faisait de tout son corps un récepteur de sons. Les sons…
Une femme en couches.
Les hurlements d’un aliéné.
Les souffrances d’une fillette alors que sa peau était découpée, morceau sanglant après morceau sanglant.
Ils formaient une musique qui n’avait pas d’équivalent connu.
Il se cambra dans le fauteuil et un bref instant de lucidité lui fut accordé. Il voyait la pièce à travers une brume fuligineuse. Il sentait l’odeur âcre des circuits électriques qui grillaient, des câbles en train de fondre, du plastique qui brûlait. Il voyait le visage sans peau de sa dernière victime tandis que les écrans de visualisation palpitaient dans sa vision périphérique.
Puis quelque chose commença à apparaître entre la vitre qui le séparait de sa victime et le fauteuil dans lequel il était assis. Cela se combina lentement, et le tourbillon déconcertant de cette brume informe devint le visage d’une jeune femme. Elle flottait dans l’air devant lui – une vision aussi parfaite que la musique –, vêtue d’une légère robe blanche, déchiquetée comme les pleurs impuissants d’un enfant.
C’était un ange de sons.
L’âme de la musique à laquelle était donné un instant de forme humaine.
Ses lèvres remuèrent et il désira ardemment sentir leur toucher. Elle vint lentement vers lui, sa longue chevelure claire ruisselant après elle. Son regard se riva au sien. Ses yeux étaient si profonds qu’ils auraient pu contenir des océans. Son visage était à quelques centimètres du sien lorsqu’elle commença à se transformer.
La peau de son visage tomba en lambeaux. Des crocs dépassèrent de ses lèvres jusqu’alors parfaites. La chair et le cartilage de son nez disparurent, laissant un trou au milieu de son visage. Il se mit à crier tandis que la bouche de la femme s’ouvrait largement, de plus en plus, et que ses mâchoires se distendaient et se désarticulaient comme celles d’un serpent. Une multitude de langues se tordaient dans ce trou sombre.
Ce n’était plus un ange maintenant… à moins que ce ne fût un ange vengeur.
Une furie.
La musique augmenta de volume et engloutit son hurlement. La salle de contrôle disparut. Il se trouvait dans une plaine immense. Un paysage désertique et grisâtre, aux mornes perspectives sans fin, s’étendait dans toutes les directions. Le ciel était d’un jaune fuligineux, chargé d’une odeur salée infecte. Des arbres dénudés tendaient leurs branches vers le ciel, tels des doigts. L’horreur était toujours à quelques centimètres de son visage, son regard éteint rivé au sien. Sa bouche grouillait de langues qui se tordaient.
Et puis elle souffla sur lui.
C’était du feu.
Il eut le temps de lever une main, de voir sa chair, les tissus nerveux et musculaires, brûler jusqu’à la moelle des os.
Puis le feu dévora son visage et son âme fut arrachée de son corps. Elle s’enfuit, nue, à travers le paysage désertique.
Dans la salle de contrôle il agonisait.
Il mourut avant que son corps ne bascule du fauteuil. Pourtant il continuait de vivre dans le paysage désertique. Une partie de l’horreur, une partie distincte.
Dans la salle de contrôle la silhouette tournoyait lentement au milieu de la pièce, sa forme s’estompa tandis que les haut-parleurs continuaient de fondre. Elle flottait au-dessus du cadavre qu’il avait laissé ici, la tête et main droite calcinées jusqu’à l’os. Les écrans de visualisation explosèrent. Ils se brisèrent avec une telle violence que des éclats de verre s’encastrèrent dans les murs. Les ordinateurs fumaient. La vitre entre la salle de contrôle et la pièce où gisait le corps de la fille se couvrit d’un réseau de craquelures, puis elle explosa à son tour. Une fumée âcre, lourde et épaisse, envahit la salle.
Et la silhouette continua de tournoyer.
Jusqu’à ce que la dernière note de musique meure dans le dernier haut-parleur.
Alors elle s’éloigna. Se dirigea vers un mur. Passa à travers les molécules de matière solide comme seuls les sons peuvent le faire.
Et elle disparut.
Dans la salle de contrôle il n’y avait plus que le crépitement des fils électriques dénudés qui sifflaient et crachotaient avant de se consumer.
Et ce fut le silence.
Dans le paysage désertique il criait et continuait de courir, nu, à travers la plaine, les pieds en sang, l’esprit dévasté.
Mais son cri ne portait pas au-delà du paysage.