Pat Nichols était dans l’appartement des Coffey lorsque Ned et Ernie Grier arrivèrent. Sheila Coffey accusait le coup. La disparition de son mari de leur chambre à coucher, associée à la découverte bizarre de son corps dans le stand de tir du commissariat, l’avait laissée dans la plus complète perplexité, et elle essayait de comprendre une situation dépourvue de toute logique. C’était une bataille perdue d’avance, et les blessures apparaissaient dans ses yeux gonflés et les rides profondes gravées sur son visage.
Elle semblait plongée dans un état catatonique dont elle émergeait par instants, tandis que Ned la questionnait d’une voix douce. Elle prononçait quelques mots, puis retombait dans sa léthargie, avec ses yeux qui n’accommodaient plus, jusqu’à ce que Ned lui pose une autre question. Elle était en état de choc et devait recevoir des soins, réalisa-t-il. Après avoir appris, par bribes, ce qui s’était passé, il la confia à son coéquipier et prit Nichols à part.
— C’est une sale affaire, dit-il.
Nichols hocha la tête. Lui aussi encaissait plutôt mal. Coffey et lui avaient été très proches.
— Ouais, fit-il. Une minute plus tôt vous êtes mariée, à présent vous êtes veuve. Un jour vous avez un coéquipier, le lendemain il mange les pissenlits par la racine. Bon Dieu ! Parfois on pense au pire qui pourrait vous arriver, mais on ne pense jamais à ce que l’on va ressentir.
Ned emmena Nichols vers une chaise dans la cuisine.
— Je sais que le moment est mal choisi, Pat, mais j’ai deux ou trois choses à te demander. Tu penses que tu tiendras le coup ?
— Bien sûr. Vas-y, je t’écoute.
— Cette histoire, Coffey disparaissant de la chambre à coucher, qu’est-ce que tu en penses ?
— Tu veux dire, est-ce que je pense que Sheila a imaginé ça ?
Ned haussa les épaules.
— Ou peut-être avait-elle le dos-tourné, assez longtemps pour qu’il passe près d’elle et quitte l’appartement, et elle ne s’en est pas rendu compte.
— Tu as vu les dimensions de cet appartement, dit Nichols. L’étroitesse du couloir. Si cela s’est passé comme elle l’a dit, il était impossible à Coffey de sortir dans le couloir sans qu’elle s’en rende compte.
— Et s’ils s’étaient disputés et qu’il l’ait quittée en colère ?
Peut-être était-elle trop embarrassée pour te le dire quand elle t’a téléphoné, et ensuite il y a eu cette merde et elle s’est retrouvée coincée, du fait de son mensonge ?
Un instant, Ned crut que Nichols allait le frapper, puis le policier soupira et se ressaisit.
— Tu sais comment les civils réagissent quand tu leur dis que tu es flic ? Et toutes ces histoires comme quoi le boulot de flic détruit les relations et les couples ?
— Continue, dit Ned.
Les traits d’Anna surgirent dans son esprit, avec leur cortège habituel de pincements au cœur.
— Eh bien, Sheila était ravie que Ron soit flic. Elle était fière de lui, et je te raconte pas des conneries. J’ai même l’impression que cela… tu sais, que cela l’excitait. (Il secoua la tête.) Merde, ça me fait tout drôle de parler d’eux de cette façon.
— Écoute, nous pouvons arrêter…
— Non, laisse-moi finir, Ned. Ils étaient comme les deux doigts de la main. Ils s’aimaient vraiment. Quatre ans et demi ensemble depuis que le prêtre les avait unis, et ils s’aimaient toujours autant, aussi fort que le jour où ils se sont mariés. Alors, non, je ne pense pas que Sheila a inventé cette histoire parce qu’ils s’étaient disputés. Et, oui, je crois ce qu’elle dit.
— Alors comment est-il sorti ?
— Bon sang, Ned. Je comprends vraiment pas. J’ai parlé à Baxter juste avant que vous arriviez, Ernie et toi. Il a dit que Ron était habillé comme un clodo.
Nichols secoua la tête.
— Tu avais dormi avant de venir ici ? demanda Ned.
— Deux heures.
— Et ?
Nichols lui lança un regard étonné.
— Est-ce que tu as fait des… rêves ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? fit Nichols.
— Tu te rappelles, chez Baker, quand nous leur avons fait analyser l’air ? Eh bien, je continue de penser que l’air contenait quelque chose, seulement cela s’est dissipé avant que nous recevions le matériel nécessaire pour procéder aux analyses.
— Alors ?
— Alors je pense que tous ceux qui se trouvaient sur les lieux au tout début ont inhalé une bouffée de cette saloperie, quoi que ce soit, et que ce truc… a des effets sur eux.
— Quoi, par exemple ?
— Par exemple, leur donner des rêves bizarres. Ils se retrouvent tous dans les mêmes endroits. Soit Ottawa dans un état de délabrement, comme si la ville était abandonnée depuis plusieurs années – rues désertes, personne nulle part –, soit cet immense paysage désertique. Une plaine vide comme les Prairies, où rien n’est vivant, et elle s’étend à perte de vue.
L’expression qui apparut sur le visage de Nichols apprit à Ned qu’il avait mis dans le mille.
— Tout le monde fait ces rêves ? demanda Nichols. Tous ceux qui se trouvaient chez Baker ?
— Ernie a fait ces rêves. Jack Keller… tu te souviens de lui ? Il était flic avant de démissionner. Il a fait ces rêves. Je… j’ai eu des visions fugaces. Je n’en ai parlé à personne pour le moment, mais j’ai l’intention de le faire.
— Et tu penses que c’était causé par un gaz ?
Ned acquiesça.
— Des émanations. Assez fortes pour affecter Jack, alors qu’il n’est entré dans la maison à aucun moment, mais cela s’est dissipé et volatilisé avant que nous ayons le temps d’analyser l’air.
— Et merde ! (Nichols se passa la main dans ses cheveux coupés court.) J’ai rêvé de ces endroits, Ned. Pas le paysage désertique, mais la ville abandonnée. Des rues désertes. Ça m’a foutu les jetons. Cela ne ressemblait à aucun rêve que j’aie fait auparavant. Le coup de fil de Sheila m’en a sorti, sinon je serais probablement toujours là-bas.
— Il y a certainement un lien.
— Ouais, mais tout le monde rêvant du même endroit ? Cela n’a pas de sens.
— Comme pratiquement tout dans cette putain d’affaire, fit remarquer Ned. Mais les hallucinations collectives, ça existe.
— Bien sûr. Excepté que, d’habitude, les gens se trouvent tous au même endroit.
— Nous étions… chez Baker.
— Ouais, mais cela ne nous a pas affectés sur le moment.
Nichols se leva et se versa un verre d’eau. Il le but d’un trait, puis il remplit le verre à nouveau et le rapporta vers la table.
— Tu crois que Ron a fait un rêve de ce genre ?
— C’est évident. Il était là-bas.
— Exact. (Nichols but une gorgée d’eau.) Mais cela n’explique pas ce qui se passe.
— Je n’ai pas les réponses, dit Ned, mais je vais continuer de chercher.
— Tu en as parlé à ton sergent ? Ou à un officier supérieur ?
Ned secoua la tête.
— Alors n’en fais rien. Ils t’accorderaient vite fait un congé forcé parce que c’est foutrement trop bizarre.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que c’est foutrement trop bizarre, répondit Nichols, mais tu peux compter sur moi pour te donner un coup de main. Laisse-moi juste le temps de conduire Sheila à l’hôpital. Je pense qu’il faut la mettre sous sédatifs.
— Tu connais John Paige ?
— Le type de la Circulation qui était chez Baker la nuit dernière ?
— Tu pourrais peut-être lui parler, à lui et à Benny.
— Pas de problème. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— Je vais retourner au commissariat avec Ernie pour déposer ce rapport. Je vais voir ce que je peux tirer des gars de l’Identité judiciaire qui étaient là-bas. Je parlerai également à Lou Duchaine. Ensuite j’irai me pieuter.
J’espère juste que je ne rêverai pas, pensa Ned. Il ne dit rien, mais il se rendit compte que Nichols savait parfaitement ce qui se passait dans sa tête.
— Une dernière chose, dit Ned en se levant. Ernie me l’avait fait remarquer, et je l’ai également constaté par la suite. Les gens semblent mal à l’aise en notre présence. Si tu te trouves avec des gars qui n’étaient pas chez Baker la nuit dernière, j’aimerais connaître leurs réactions. Je pense qu’il y a un lien… et ne me demande pas lequel.
— Bizarre.
Ned hocha la tête.
— Tu ne râles jamais parce que tu fais un travail de routine ?
— Bien sûr. Comme tout le monde, non ?
— Eh bien, en ce moment je ne pense qu’à ça. J’aimerais foutrement que nous retournions à notre travail de routine… et peu importe la quantité de foutues paperasses que je serais obligé de me coltiner.
— Les Chinois appellent cela vivre en des temps intéressants, déclara Nichols. Un truc comme ça [2].
— Ouais. J’ai entendu dire ça quelque part. (Probablement Anna, pensa-t-il.)
— J’ai lu ça dans un livre, renchérit Nichols.
Ned le regarda depuis l’entrée de la cuisine.
— Tu lis trop, dit-il, puis il remonta le couloir pour aller chercher son coéquipier.
— Peut-être que je lis pas assez, dit Nichols à l’adresse de la cuisine. Peut-être que j’aurais dû poursuivre mes études pour être avocat, comme le voulait mon père. Alors je ne penserais même pas à ce genre de conneries.