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La vieille Chevy de Walt vibrait à chaque nid-de-poule qu’elle rencontrait sur l’étroit chemin de terre menant vers le cottage depuis la grande route. La baraque appartenait à un copain de Ted qui était parti en Floride, un certain Charlie Thornton. Ted aimait raconter que Charlie traitait de grosses affaires à Miami et faisait partie de la pègre québécoise qui montait la moitié de ses combines là-bas au pays du soleil, mais Walt n’était pas tombé de la dernière pluie. Charlie n’était qu’un petit truand qui se faisait du pognon en servant de gorille à la famille Pellier de Montréal. Lorsque les Pellier allaient dans le Sud, Charlie partait avec eux. Rien de sensationnel.

La Chevy cahota dans un énorme nid-de-poule et commença à déraper vers les arbres tout proches. Walt la redressa en braquant de toutes ses forces.

Bordel, pensa Walt. Les emmerdes qu’un type doit se taper à cause de sa bonne femme.

En fait, Walt savait que Beth ne voulait pas le plaquer. C’était à cause de ce que disaient ses amies lesbiennes, elles lui montaient le bourrichon. Les droits des femmes. Et merde ! Rien qu’une bande de gouines incapables de prendre leur pied avec un mec, même si elles en avaient eu envie. Pas avec leurs tronches. Oh, il y avait de chouettes petits lots dans leur bande, bien sûr. Des petites connasses comme Beth qui se laissaient embobiner par leur baratin. Mais quand on retirait toutes les gonzesses bien foutues, il ne restait plus qu’un tas de pouffiasses laides à faire peur qui voulaient prendre leur revanche, suite à la donne pourrie que le monde leur avait refilée. Des faciès de chiens et des corps de mecs !

Une belle nana avait besoin d’un beau mec. Comme Beth avait besoin de lui. Sans lui elle n’était rien. CQFD. Quelques gifles, et elle marcherait droit. Ce n’était pas comme s’il la battait ou lui faisait du mal.

Une menace pour la société.

C’était comme ça que le brillant avocat de Beth l’avait appelé. Pas simplement un danger pour Beth, mais une putain de menace pour la société. « Vous me donnez une seconde chance ? » avait-il demandé au juge. Il ne courait pas les rues à tabasser des femmes. Il voulait juste que son épouse marche droit. C’était tout. Pas de quoi en faire tout un plat. Afin de te chérir et de te garder. Ces putains de vœux avaient un sens pour lui.

La camionnette de Ted apparut devant lui et il se gara à côté. Le lac était super derrière le cottage. Pas une seule ride. Illuminé par le soleil qui se couchait derrière les arbres. Il y avait déjà des lumières dans le cottage d’à côté. Un chouette break Volvo tout brillant était garé dans l’allée. Devant lui, le cottage de Charlie Thornton était plongé dans l’obscurité.

Il coupa le moteur. Il laissa tomber les clés dans sa poche de chemise et prit la caisse de vingt-quatre qu’il avait achetée au Brewer’s Retail avant de quitter la ville. Molson Ex, une bière bien canadienne. Ça te va, Ted ?

Le claquement de la portière retentit dans le silence. Ted dormait probablement, le sacré fainéant. La caisse de bière sous son bras, Walt remonta l’allée jusqu’à la porte et tourna la poignée. La porte s’ouvrit sans problème. Il y avait une drôle d’odeur à l’intérieur du cottage, mais il faisait sombre et on y voyait que dalle. Il tâtonna le long du mur, près de la porte, trouva un commutateur et alluma.

Ce fut comme si le sol donnait une petite secousse sous ses pieds. Walt vacilla contre le chambranle de la porte et regarda fixement ce qui gisait par terre, près du mur opposé du cottage. Il était bouche bée, et une sensation d’engourdissement se répandit dans son corps. Il commença à avoir la tremblote et posa la caisse de bière par terre avant qu’elle ne lui glisse des doigts.

— Bordel de meeerde, murmura-t-il.

Il fit un pas en avant. Le corps était étalé sur le sol, dans un sale état, comme si on l’avait fait cramer avec un chalumeau. Le seul fait de le regarder donna des haut-le-cœur à Walt.

Ted. Ce qui restait de lui.

Walt regarda rapidement autour de lui. Il porta les mains à son nez et respira doucement par la bouche, puis alla jusqu’à la porte de la chambre du fond. Elle était verrouillée, la clé toujours dans la serrure. Il fit jouer la clé et poussa le battant, certain de ce qu’il allait trouver.

Beth étendue là, morte. Sa petite Beth, zigouillée par quelque maniaque.

Mais la chambre était vide.

Tandis qu’il s’éloignait de la porte à reculons, il se souvint d’un truc qu’il avait entendu à la radio en venant ici. Des macchabées. Sur Elgin Street. Ils avaient surgi brusquement de nulle part, complètement brûlés, comme si on les avait arrosés d’essence pour y mettre le feu avec un Bic.

Son regard alla vers le cadavre de Ted.

Carbonisé.

Barre-toi vite fait, se dit-il.

Mais, Beth. Peut-être qu’elle…

Que Beth aille se faire foutre.

Et le « jusqu’à ce que la mort nous sépare », hein ?

Il continua de reculer pour sortir du cottage. Il voulut appeler Beth, mais sa gorge était trop nouée et n’émit qu’un coassement. Alors qu’il atteignait la porte, il comprit qu’il ne pouvait pas s’en aller comme ça. Il devait d’abord regarder dans les autres pièces. Si Beth gisait quelque part, blessée… Elle avait besoin de lui.

« Afin de te chérir et de te garder. Pour le meilleur et pour le pire. »

Il se dirigea vers l’autre chambre à coucher, puis il l’entendit. Cela ressemblait à une plainte et à une musique bizarre, les deux mélangées. Le genre de merde hippie que jouaient ces types, les Harry Krishner, merde, ils avaient pas l’allure de Clint Eastwood, alors pourquoi « Harry »… ?

Les sons augmentèrent. Ils crissaient contre son échine, comme des clous sur du verre.

— B-Beth… ? appela-t-il.

Il fit un autre pas et alors…

Scintillement.

Le cottage se transforma. L’endroit schlinguait déjà, à cause du cadavre de Ted qui gisait là et attendait que les asticots le bouffent. Maintenant il avait l’impression de se trouver au milieu de la décharge municipale. Une puanteur d’égouts à faire gerber. Tout était humide et moisi. Les panneaux de boiserie pendaient des murs en lambeaux. Les lumières étaient éteintes et des ombres s’allongeaient. Les meubles étaient fracassés, comme si quelqu’un était passé dessus avec un semi-remorque.

La musique devint plus forte, et il discernait un bourdonnement au-dessous. Comme des mouches. Des centaines de mouches. Elles gémissaient dans sa tête.

Il secoua la tête brusquement, essaya de déloger les sons.

Scintillement.

Les lumières réapparurent. Ted était là-bas, étendu contre le mur. Les meubles étaient intacts. Tout était en ordre. Excepté que la musique était toujours là. Et le bourdonnement.

— Et merde, dit Walt, et il sortit du cottage en vitesse.

Il s’engouffra dans la Chevy, mit le contact, fit un demi-tour et redescendit le chemin étroit dans un brouillard, comme si tout cela faisait partie d’un même mouvement ininterrompu. La voiture cahota lorsqu’il aborda les nids-de-poule trop vite. Il fut obligé de se cramponner au volant pour ne pas aller dans le décor.

Quel genre de type abandonne sa femme dans un moment pareil ? demanda une partie de lui.

Un type sain d’esprit, dit-il à cette voix. Maintenant fous le camp de ma tête.

Excepté qu’il ne se sentait pas du tout sain d’esprit. Alors qu’il fonçait comme un dingue sur ce chemin de terre. Il perdit son pot d’échappement au nid-de-poule suivant. Le pot se détacha dans un grincement strident de métal arraché. Quand il atteignit la grande route, il mit le pied au plancher. Le vrombissement du moteur sans le pot d’échappement ressemblait trop au bourdonnement qu’il avait entendu à l’intérieur du cottage. Mais amplifié.

Et cela le suivait.

La vision du cadavre de Ted surgit dans son esprit.

Il regarda dans le rétroviseur et il lui sembla apercevoir un truc pâle qui flottait au-dessus de la route derrière lui.

Qui le suivait.

Il continua d’appuyer sur le champignon, les jointures de ses doigts, devenues blanches tandis qu’il agrippait le volant de toutes ses forces. La forme pâle qu’il apercevait dans le rétroviseur se maintenait à la même distance.

Elle le suivait toujours.