9

 

À huit heures et demie, ce matin-là, Julie Clark n’avait dormi que trois heures quand on donna de grands coups à la porte de son appartement sur Clarence Street dans le quartier du Marché. Les yeux gonflés, elle tourna péniblement la tête et regarda son réveil.

Impossible qu’il soit aussi tôt, pensa-t-elle.

La porte d’entrée vibra à nouveau. Quelqu’un la martelait du poing.

Impossible que ce soit Reggie, pensa-t-elle. Une bombe ne le réveillerait pas avant midi. Mais si ce n’était pas son mac, alors qui était-ce ?

— Ouvre, bordel ! cria une voix trop familière à travers le battant. Sinon, j’enfonce cette nom de Dieu de porte.

Oh, merde. C’était encore cet enfoiré de flic.

Elle avait fait la connaissance de « Teigneux » Boucher lorsqu’elle avait failli se faire coffrer pour racolage au cours d’une rafle dans le Marché deux mois auparavant. Boucher était intervenu et les poulets ne l’avaient pas embarquée, mais maintenant il rappliquait au moins deux fois par semaine pour une partie de jambes en l’air gratis. Il lui apprit par la suite qu’il ne travaillait même pas aux Mœurs ; il aimait bien filer le train aux gars quand il n’était pas de service, histoire de s’amuser. Elle n’avait vraiment pas eu de pot. Dire qu’il avait jeté son dévolu sur elle pour baiser à l’œil.

Et il ne s’en privait pas, le salaud ! Cette nuit-là, il l’avait plaquée contre le mur d’une ruelle, ses grosses mains charnues lui malaxant la poitrine.

— T’es plutôt jeune, pas vrai ? lui avait-il demandé.

Elle était jeune, d’accord, mais à quinze ans elle tapinait depuis deux ans déjà. Ce n’était pas son intention lorsqu’elle s’était enfuie de chez elle pour vivre avec Reggie. À cette époque, Reggie l’avait traitée comme une reine. Comme une adulte. Il lui offrait de beaux vêtements. De la drogue. L’emmenait dans des restaurants super. Elle s’était dit que vivre avec lui serait tout ce qu’elle n’avait pas eu chez elle.

Lorsqu’elle découvrit que Reggie était un maquereau, lorsqu’elle apprit qu’elle devrait faire le trottoir pour conserver son amour, cela n’avait pas été une décision trop difficile à prendre. Pas au début. Pourquoi ne pas se faire payer pour ça, alors qu’à la maison, son vieux la tringlait à l’œil ?

Et ce n’était pas si terrible que ça. Reggie était toujours très gentil avec elle. Elle devait faire ça le temps qu’ils aient amassé suffisamment de fric, et ensuite ils partiraient ensemble. Ils iraient en Californie. Reggie avait des relations là-bas, peut-être pourrait-il la faire jouer dans des films, quelque chose de ce genre. Mais d’abord il leur fallait du pognon.

Le temps qu’elle soit à la coule – merde, elle avait vraiment été conne, à cette époque, pour gober tous ces bobards ! — et comprenne qu’elle n’était pas la seule fille à travailler pour Reggie, il était trop tard pour se tirer. Calmement, d’un air désolé, Reggie lui expliqua que, si elle essayait de le plaquer, il serait obligé de lui abîmer le portrait. Il n’était pas comme ses parents, d’accord ? Il tenait à elle. Sans blague, il tenait à elle. Alors peu importait où elle irait… Il la retrouverait. Ils étaient inséparables maintenant, d’accord ?

Deux ans plus tard, elle ne faisait plus semblant d’être autre chose que ce qu’elle était : une pute de quinze ans camée jusqu’aux yeux. Il n’y aurait jamais de voyage en Californie. Il n’y aurait jamais de films, excepté ce film porno que Reggie lui avait fait faire l’année dernière. Il n’y aurait jamais d’amour, excepté ce qu’elle recevait de Reggie. Et de ses clients. Et de ce salopard de flic qui cognait à sa porte en ce moment. Le flic qui lui avait dit, quand il lui avait mis le grappin dessus cette nuit-là : « Mais c’est parfait, trésor. J’adore les minettes. »

Ce qu’il ne savait pas, c’est que Julie était une vieille femme, maintenant. Une vieille pute défoncée, prise au piège dans un corps de gosse qui commençait à s’user prématurément. Teigneux ne le savait pas, et de toute façon il s’en foutrait. Du moment qu’il pouvait tirer son coup. Teigneux continuait de frapper à la porte d’entrée.

— Ouvre cette saloperie de porte ! criait-il. Regrettant de ne pas pouvoir appeler un flic…

(ouais, génial, et organiser un viol collectif)

… Julie se dirigea vers la porte. « Fais tout ce qu’il te demande, poupée », lui avait conseillé Reggie quand elle lui avait dit, pour Teigneux. Sois très gentille. Un flic, ça peut être très utile, qui sait ?

Le poing de Teigneux était levé, prêt à s’abattre à nouveau, lorsqu’elle ouvrit la porte.

— Tu t’es encore camée ? demanda-t-il d’un ton bourru.

Elle secoua la tête.

— Alors qu’est-ce que tu foutais ?

— Je dormais.

— Eh bien, tu dormiras plus tard. Viens plutôt t’occuper de moi, ça urge !

Comme il l’écartait d’une poussée pour entrer, Julie ressentit une forte répugnance à son égard, comme jamais auparavant – en admettant que ce soit possible. On aurait dit qu’il exhalait une sorte de puanteur, seulement vous ne la sentiez pas avec votre nez, vous la sentiez avec votre âme.

Elle le regarda fixement. Elle avait envie de s’enfuir mais était incapable de bouger.

— Nom de Dieu ! dit Teigneux. Tu es vraiment défoncée.

Il claqua la porte puis attrapa Julie par le bras et l’entraîna vers la chambre à coucher.