Jack se sentait dépaysé alors qu’il était assis de nouveau dans la salle des inspecteurs. Cela n’avait rien à voir avec les inspecteurs eux-mêmes. La plupart d’entre eux se comportaient avec lui comme s’il n’avait jamais quitté la police. Comme si rien n’avait changé. Excepté que lui avait changé. Le grand badge bleu foncé de visiteur fixé à son blouson, et non la petite carte d’identité sous plastique bleu clair avec une photo dessus, le disait clairement.
Ici, il était un visiteur. Il avait démissionné. Ici, il n’était plus chez lui. Et tandis qu’il écoutait Ned lui raconter ce qui s’était passé en bas, dans le stand de tir, un peu plus tôt aujourd’hui, il se demanda s’il était encore chez lui quelque part.
— Est-ce qu’on a pu sauver quelque chose des appareils de Baker ? demanda-t-il lorsque Ned eut terminé.
— Que veux-tu dire ?
— Sur quoi travaillait-il ? Qu’avait-il stocké dans ces ordinateurs ? Que faisait-il avec ses enregistrements ?
— Pourquoi ai-je l’impression que tu sais quelque chose que je ne sais pas ?
Jack secoua la tête.
— Tout ce que j’ai découvert, tu peux en disposer.
— Parfait. (Ned se renversa dans son fauteuil.) Les gars de l’Identité judiciaire n’ont rien trouvé, tout a cramé.
— Je ne parle pas seulement de ce qu’il y avait dans les appareils au moment où Baker est mort.
— Moi non plus. Tout a été détruit – les logiciels, les disquettes, les cassettes, tout le bazar. Il ne restait rien. Nada. Pourquoi, Jack ?
— Je… (Jack hésita.)
Scintillement.
Le rêve de la nuit dernière réapparut et, un instant, il fut là-bas à nouveau, dans cet autre endroit. Pas le paysage désertique, mais le commissariat. Cette salle des inspecteurs. Abandonnée. Jonchée d’immondices. Des graffiti sur les murs. Des ordures partout.
— Jack ?
Scintillement.
Cela disparut.
— Est-ce que… est-ce que tu as vu quelque chose, Ned ?
— Tu veux dire, comme la nuit dernière ?
Jack acquiesça.
— Non. Mais j’ai senti que c’était là, juste un instant. Cette sensation étrange que quelque chose d’autre m’entourait, se refermait sur moi. Quelque chose que je ne voyais pas mais que je sentais.
— Je ne sais pas par où commencer, Ned. Ça semble tellement dingue.
Ned se pencha en avant.
— Dingue ? Tu as écouté ce que j’ai dit, oui ou non ? Un type a brusquement surgi de nulle part, au beau milieu du commissariat, Jack. Au premier sous-sol. Tu sais qu’ici on ne plaisante pas avec la sécurité. Il était impossible à Coffey d’entrer ici sans que personne ne l’aperçoive. Et pourtant il est apparu, exactement comme… (Ned fit claquer ses doigts) ça. Alors ne me parle pas de trucs dingues.
— J’ai fait ce rêve la nuit dernière, Ned. Il m’a emmené vers… J’étais toujours à Ottawa, mais la ville était en ruine. Comme si personne n’avait vécu là depuis des années. Et j’ai vu cette femme que j’avais déjà vue, alors qu’elle sortait de la maison de Baker.
— Jack…
— Le problème c’est cette musique que tu entendais lorsque tu te trouvais près d’elle. Un truc au synthétiseur. Des voix. Elles ne chantaient pas vraiment, elles étaient plutôt utilisées comme des instruments. Tu as entendu parler de l’enregistrement digital, Ned ? Tu sais qu’on peut enregistrer n’importe quel son maintenant, et l’utiliser pour jouer une gamme complète ?
Ned hocha la tête.
— La musique ressemblait à ça. Des voix, jouées comme des instruments. Et elles exprimaient la souffrance, Ned. Elles souffraient vraiment. (Jack regarda Ned bien en face.) Je pense que Baker faisait quelque chose pour ouvrir un… je ne sais pas… une porte conduisant vers autre part. Vers cet endroit que nous avons vu dans la voiture de patrouille, Ned. Vers la ville dévastée où je me trouvais la nuit dernière.
— Tu veux dire, un endroit qui est réel ?
Jack hocha lentement la tête.
— Un endroit qui se trouve à côté de notre monde, seulement nous ne pouvons pas le voir.
— Jack, tout ça commence à me paraître un peu…
— Le truc le plus étrange, cependant, c’est que je me suis réveillé dans ce rêve – je suppose que tu pourrais dire que j’ai rêvé que je me réveillais – et ensuite je me suis promené un moment. J’ai erré dans la maison d’Anna. Le sol s’est effondré dans l’une des chambres où j’étais entré et j’ai bien failli tomber avec. J’ai réussi à bondir vers le corridor, mais j’étais couvert de poussière de plâtre et plutôt secoué après tous mes efforts. Ensuite je suis sorti de la maison, pour aller jusqu’à la rivière, au bout de Harvard, et je me suis réveillé.
— Jack…
— Je me suis réveillé là-bas, Ned. Au bord de la rivière, au bout de Harvard. Dans le monde réel. Ce monde. (Il se passa les mains sur le visage.) À moins que je ne rêve cela également. (Il leva une main avant que Ned puisse dire quelque chose.) Est-ce que tu comprends ce que je dis, Ned ? Je me suis réveillé et je me trouvais au bord de la rivière, à un bloc de la maison d’Anna.
— Est-ce que tu as déjà…, tu sais, fait des crises de somnambulisme ?
— Ned, j’étais couvert de poussière de plâtre.
Ned le considéra un long moment. Finalement il demanda :
— Où veux-tu en venir, Jack ?
— Tu m’as dit que Coffey avait surgi de nulle part, au milieu du stand de tir, c’est ça ? Eh bien, il a peut-être rêvé qu’il se trouvait dans le commissariat.
— Ce… ce n’est pas possible, Jack.
— Je le sais. Tu le sais. Mais je sais où je me suis réveillé ce matin. J’ai nettoyé cette poussière de plâtre sur mes vêtements. Et tu as deux flics en bas qui sont prêts à certifier sous serment qu’ils ont vu Coffey surgir de nulle part. Tu crois qu’ils ont menti ?
Ned secoua la tête.
— Ils sont convaincus d’avoir vu ce qu’ils ont vu.
— C’est une affaire foutrement bizarre, Ned.
— Parle-m’en un peu plus.
Ned hésita comme s’il ne savait pas dans quelle direction orienter la conversation.
— Ce type, Baker, dit-il finalement. À ton avis, il faisait quoi ? Il créait une porte conduisant vers un autre monde, c’est ça ? C’était ce qu’il avait l’intention de faire, ou bien ce qui s’est produit… était-ce seulement un accident ?
— Nous ne le saurons probablement jamais.
— Et les… les choses qui nous arrivent… Tu penses que nous allons continuer de faire des aller et retour entre cet endroit et ici ?
— Cela va peut-être s’atténuer, Ned. À mon avis, nous avons été pris dans les effets résiduels de ce que Baker faisait, quoi que ce soit. C’est pour cette raison que nous pouvons voir cet endroit. C’est pour cette raison que Coffey et moi avons été dans cet endroit.
— Comment pouvons-nous empêcher que cela continue, Jack ?
— Si seulement je le savais ! (Jack se passa les mains sur le visage à nouveau. Il se sentait complètement vanné.) De quoi as-tu rêvé la nuit dernière, Ned ?
— Je n’ai pas encore dormi.
— Alors, sois prudent lorsque tu dormiras.
Il se mit debout péniblement. Il se dirigeait vers la porte lorsque Ernie Grier entra dans la pièce.
— C’est reparti pour un tour, dit Grier.
— Qu’y a-t-il ?
Grier lança un regard à Jack, puis regarda Ned. Quand Ned hocha la tête, il poursuivit.
— Comme si on n’était pas déjà dans la merde jusqu’au cou, nous venons de recevoir un appel téléphonique de Pat Nichols. Il est chez Coffey. Il est allé là-bas parce que la femme de Coffey lui avait téléphoné et demandé de venir. Apparemment… (Grier secoua la tête.) Merde, j’arrive pas à y croire. Apparemment, Coffey a disparu de l’appartement il y a environ une heure avant de s’amener ici, au sous-sol.
— Disparu ?
— Ouais. Il dormait dans la chambre à coucher. Sa femme est allée lui jeter un coup d’œil, puis elle a commencé à plier du linge dans le couloir, juste de l’autre côté de la porte. Lorsqu’elle est retournée dans la chambre, il s’était volatilisé. Coffey n’a pas pu passer près d’elle et sortir de l’appartement… Elle l’aurait vu. C’est ce qu’elle a dit à Pat.
— Ned ? fit Jack doucement alors que Ned se levait et prenait sa veste.
— Oui ?
— Pense à ce que je t’ai dit.
— D’accord, j’y penserai.
— Que se passe-t-il ? voulut savoir Grier.
— Je te raconterai durant le trajet. On file chez Coffey, Ernie.
Ils prirent l’ascenseur ensemble. Jack sortit au rez-de-chaussée, Ned et Ernie continuaient jusqu’au garage situé au deuxième sous-sol.
— Lorsque tu iras te coucher, dit Jack en sortant de l’ascenseur. Garde ton arme de service sur toi, d’accord, Ned ? Tu pourrais en avoir besoin.
— Je prendrai mes précautions. Toi aussi, fais attention à toi, Jack.
— Comme toujours. À un de ces jours, Ernie.
Alors que Jack s’éloignait dans le hall, il entendit la voix de Grier provenant d’entre les portes de l’ascenseur qui se refermaient.
— Hé, j’ai manqué quelque chose, Ned ?
Tout, je l’espère, pensa Jack tandis qu’il rendait son badge de visiteur au bureau d’accueil et quittait le commissariat. Il était possible que ce que Baker avait libéré se contenterait de ce qu’il avait eu, mais Jack n’était pas disposé à prendre des paris là-dessus. Il avait le sentiment que les choses ne faisaient que commencer.