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Les filles étaient en boîte et s’éclataient.

Anna adorait le Rainbow. La piste de danse était exiguë, et lorsque le groupe était bon, elle pouvait devenir bondée, mais c’était super. Tout le monde se bousculait, gesticulait au gré de la musique, et prenait son pied. Dommage que Beth travaille ce soir, pensa-t-elle, tandis que le groupe attaquait un vieux tube de Motown, « Mr Big Stuff ».

Le Midnight Hour était l’un de ses groupes favoris – en partie parce qu’elle connaissait les musiciens personnellement, mais principalement parce qu’ils jouaient divinement bien. Ils étaient cinq – saxo, guitare, basse, batterie et claviers – conduits par Lisa da Costa, dont la voix incroyable allait d’un grognement rauque jusqu’à un pur soprano, selon la chanson. Anna et Lisa avaient habité ensemble jusqu’à ce que Lisa tombe amoureuse d’un saxophoniste et aille vivre avec lui, obligeant Anna à chercher une nouvelle colocataire. Heureusement, elle avait trouvé Beth…

— Je suis vannée, gémit Janice lorsque la chanson se termina.

Elles étaient juste toutes les trois, ce soir – Janice, Cathy, et Anna. Janice s’appuya lourdement sur Anna, un mètre quatre-vingt-cinq tout en muscles exagérément flasques. Ses cheveux châtains étaient coupés court, à la mode, ce qui lui donnait un air déluré.

Anna sourit.

— Quel dommage ! Il ya quelqu’un qui ne t’a pas quittée des yeux toute la soirée… Il attend de trouver le courage de t’inviter à danser, si tu veux mon avis.

— Où ça ?

— Là-bas, près du bar… le grand type à la veste en jean.

— Beau comme un dieu, déclara Cathy en lui lançant un rapide regard.

— Avec ma veine, dit Janice, il doit être pédé comme un phoque.

— Tu veux que je me renseigne ? demanda Anna.

— Pas question, ma vieille !

Le groupe commença à jouer un slow, « Love Potion n°9 ».

— Le signal pour nous de nous éclipser, dit Cathy.

Elle tira vivement Anna par le bras et toutes deux avaient quitté la piste de danse avant que Janice comprenne ce qu’elles manigançaient. Elle voulut les rejoindre, mais l’homme près du bar surgit brusquement devant elle.

— Vous dansez ? demanda-t-il.

Janice adressa à ses compagnes un petit haussement d’épaules, puis sourit à l’inconnu.

— Bien sûr. Comment vous appelez-vous ?

— Dave. Et vous ?

Anna et Cathy regagnèrent leur table à proximité de la piste de danse et regardèrent le couple danser. Janice avait une expression heureuse sur son visage, et Anna était obligée d’être d’accord avec Cathy à propos de l’inconnu. Il était beau comme un dieu. Janice et lui se rapprochèrent de la scène tout en dansant lentement. Ils parlaient et faisaient connaissance, ou du moins autant que cela leur était possible en raison de la musique assourdissante.

— Et voilà pour notre soirée entre filles, dit Cathy en versant de la bière dans son verre.

Elle se pencha en avant et dégagea ses longs cheveux roux de derrière son dos et de la chaise. Elle les avait coiffés en queue de cheval, ce soir.

— Et s’il t’avait invitée ?

Cathy éclata de rire.

— J’aurais accepté sans la moindre hésitation.

Anna se joignit à son rire. Elle se renversa dans sa chaise et allongea ses jambes là où elles ne seraient pas piétinées par un couple particulièrement sentimental de danseurs trop occupés par leur affaire en cours pour regarder où ils mettaient les pieds. Elle but une gorgée de sa bière.

Anna était une jeune femme de vingt-huit ans, petite et séduisante, au teint de brune et aux cheveux noirs de longueur moyenne, le front mangé par une frange qu’elle écartait continuellement de ses yeux. Elle travaillait dur – Anna était correctrice pour des maisons d’édition et réceptionniste d’une agence de secrétaires intérimaires –, mais elle aimait par-dessus tout passer son temps à « façonner des choses ». Elle s’était essayée à toutes sortes d’activités manuelles, depuis le tissage jusqu’à la peinture et la grosse menuiserie. Actuellement, son ambition était de modeler des figurines en papier mâché, un groupe de vieillards, des hommes et des femmes, grandeur nature. Les sculptures, à divers stades d’achèvement, menaçaient d’envahir complètement la véranda de derrière qui lui servait d’atelier. La seule chose qui la passionnait encore plus que de créer des objets, c’était le chant mais, bizarrement, elle ne trouvait jamais le temps de s’engager à fond avec un groupe. Lorsqu’elle chantait, hormis les sérénades qu’elle donnait à ses sculptures, c’était en tant que choriste dans les studios locaux et, de temps à autre, sur scène avec le Midnight Hour.

— Je suis contente qu’il ait choisi Janice, dit Cathy.

— Pourquoi donc ?

— Oh, tu sais comment elle est, depuis qu’elle a rompu avec Tom. D’accord, ce type était complètement taré, mais ils étaient ensemble depuis combien de temps ? Trois ans ?

— Dans ces eaux-là.

— Eh bien, tu t’habitues à être un couple. Depuis, elle n’est plus sortie avec un mec.

— Pas comme toi, la taquina Anna.

— À mon grand regret. Mais crois-moi, Anna, si un type complètement barjo rôde dans les parages, tu peux être certaine qu’il va me faire du gringue. Je te jure… on dirait que je les attire, une vraie calamité !

— C’est à cause de tes cheveux.

— Cheveux, mon œil ! Dis plutôt jupes courtes et jeans moulants.

— Et pas de soutien-gorge, bien sûr.

— Bien sûr !

— Alors un mot pour nos chers téléspectateurs, mademoiselle Cole, fit Anna, levant une canette de bière vers Cathy comme si c’était un micro. À quoi devez-vous votre conduite dévergondée ?

— À des parents trop sévères, c’est évident, mais bien sûr c’est la faute de la société.

La serveuse s’approcha pour prendre leur commande. Comme Janice était restée sur la piste de danse pour le prochain slow, elles commandèrent une autre tournée juste pour elles.

— Tu vois toujours Kevin ? demanda Cathy, une fois que la serveuse fut partie.

— Lorsqu’il en a le temps. Note bien, j’ai été très occupée avec ce projet de décors pour la pièce de Charlie.

— Et à servir de baby-sitter à ta colocataire.

Anna fronça les sourcils.

— Ce n’est pas très gentil, Cathy. Si tu avais connu la moitié de ce qu’elle a…

Cathy leva les mains.

— Je sais, je sais. Et j’ai beaucoup de sympathie pour Beth, crois-moi. Mais je ne pense pas que ce soit très sain, la façon dont elle s’accroche à toi comme si tu étais une bouée de sauvetage.

— Je suis sa bouée de sauvetage, répliqua Anna. Je suis tout ce qu’elle a pour le moment.

Cathy lui adressa un long regard méditatif, puis hocha la tête. Elle eut envie d’ajouter qu’elle ne pensait pas non plus que ce soit très sain pour Anna de se donner tant de mal à aider Beth. Bien sûr, des personnes comme Beth avaient besoin qu’on les aide, mais elles ne semblaient jamais avoir envie de s’aider elles-mêmes. Elles prenaient tout et ne donnaient rien. Elles ressemblaient à des sangsues. À des vampires psychiques.

Cathy n’aimait pas voir ce que cela faisait à son amie. Cela réduisait les propres chances d’Anna de connaître le bonheur. Elle restait toujours à la maison avec Beth, excepté les rares fois où, à force de cajoleries, on parvenait à convaincre Beth de sortir. Cathy était étonnée que Beth ait gardé son dernier travail aussi longtemps. Cela faisait deux semaines maintenant. Mais ce n’était pas le moment de poursuivre ce genre de discussion. Au moins, Anna était en boîte ce soir.

— Tu as envie de voir Janice disjoncter ? demanda-t-elle brusquement.

— Cathy, ne fais pas ça. Je ne sais pas ce que tu mijotes, mais…

— Je vais juste enlever le danseur, c’est tout. Les mecs font ça tout le temps.

Anna la rattrapa avant qu’elle eût rejoint Janice.

— Danse avec moi, dit-elle.

— Sinon quoi ?

— Sinon je te cogne.

Cathy lui lança un regard de peur feinte.

— D’accord, d’accord. Je danse, c’est parti !