Les emmerdements de « Teigneux » Boucher ne faisaient que commencer.
Il s’était assoupi dans le bar mais s’était réveillé en sursaut quelques instants plus tard. L’ennui, lorsqu’il se réveilla, c’est que le bar avait disparu. Ou du moins le bar dans lequel il s’était endormi avait disparu. L’endroit où il était assis maintenant n’était guère approprié pour un ivrogne.
Il se rappela qu’il avait été tellement bourré qu’il était incapable de tenir debout, mais il était dégrisé maintenant.
Beaucoup trop.
Quittant son tabouret, il traversa le bar désert et sortit pour apercevoir une rue tout aussi déserte.
Bordel de merde, mais qu’est-ce qui se passait ?
Où diable était-il ?
Il reconnaissait la rue qu’il scrutait, c’était la rue du Marché, mais le quartier avait l’aspect d’un champ de bataille. Des graffitis couvraient les murs des immeubles qui étaient encore debout. La rue était jonchée des carcasses rouillées de camions de livraison et de voitures. Le ciel était jaune comme du vomi. Il y avait une acidité dans l’air qui agressait ses poumons.
Il avait besoin d’aide, où que ce soit, réalisa Teigneux. Il flippait complètement et il avait besoin que quelqu’un l’aide à redescendre. Parce que la folie le guettait. Cela. Tout simplement. Ne pouvait pas. Exister.
Il entrevit un petit mouvement rapide du coin de l’œil et se tourna vivement dans cette direction.
— Hé ! cria-t-il. Hé, vous là-bas, dans cet immeuble !
Il n’y eut pas de réponse, et ce qu’il avait pris pour la plainte du vent s’engouffrant dans les immeubles autour de lui était en réalité un genre de musique. Il sortit son pistolet de l’étui sous sa veste.
— Police ! hurla-t-il en faisant quelques pas vers le bâtiment. Sortez de là en vitesse, et levez les mains bien en l’air, que je puisse les voir !
Toujours pas de réponse.
Bon Dieu, d’où venait cette musique ? Elle lui mettait les nerfs à vif, c’était encore pire que la merde que les gosses faisaient gueuler dans leurs putains de ghetto-blasters.
Pistolet au poing, il s’approcha de l’immeuble où il avait vu la silhouette se réfugier. De sa main libre, il essuya la sueur sur son front.
La peur.
Cette émotion peu familière était réapparue à nouveau, elle le tenait par les couilles et ne le lâchait pas.
Mais il l’avait chassée depuis longtemps, non ? Lorsque son vieux le rouait de coups, lorsque la créature dans la penderie, tapie parmi ses vêtements accrochés sur des cintres, le regardait fixement, lorsque les autres gosses se liguaient contre lui dans la cour de l’école…
Il leur avait montré, d’accord ? Il leur avait montré qui était un dur. Il leur avait montré qu’il n’avait peur de rien. Il était un enculé de teigneux, pas vrai ? C’était comme ça que les gars l’appelaient, parce qu’ils savaient qu’il était un homme. Il n’était pas une lavette de pédé demandant l’aumône. Quand il voulait quelque chose, il le prenait. Aussi simple que ça. Il n’était pas…
(Putain de merde, il était…)
Blanc de peur. Tellement terrifié que sa nom de Dieu de main tremblait comme s’il avait la maladie de Parkinson.
— Vous… sortez de là tout de suite ! lança-t-il vers l’immeuble, choqué de constater que sa voix se cassait.
— Teigneux.
La réponse, lorsqu’elle vint finalement, fit se hérisser les poils sur sa nuque.
Parce qu’elle venait de derrière lui.
Il se retourna lentement, pistolet brandi, et s’aperçut qu’il était cerné par un demi-cercle de femmes et d’adolescents pâles comme des spectres. Ils ne paraissaient pas tout à fait réels – ils ressemblaient davantage à des images semi-transparentes en surimpression. Il pouvait presque voir à travers eux la rue où ils se tenaient.
— Qui… ?
Mais il n’avait pas besoin de demander qui ils étaient. Il reconnaissait un visage ici, un visage là, et finalement il se rendit compte qu’il les reconnaissait tous.
— Tu as pris une part de nous, Teigneux.
La musique surnaturelle continuait de chuchoter autour de lui, un grincement à rendre fou.
— C’est tout ce qui reste de nous.
Teigneux regarda la femme qui parlait et se souvint d’elle. Un problème de couple. Son mari la battait et elle avait finalement trouvé le courage d’appeler les flics, mais ce fut lui qui se présenta à sa porte. C’était tellement facile de jouer sur sa peur. Tellement facile de la terrifier pour qu’elle fasse tout ce qu’il voulait, et pour qu’elle ne dise rien à personne, sinon il reviendrait, et elle n’avait pas envie qu’il revienne, pas vrai ?
— Cette part de nous que tu nous as arrachée.
Une jeune fille – quinze ans, au maximum – parla, cette fois. Et Teigneux se souvenait également d’elle. Des gosses lui avaient fait prendre des drogues et ils avaient organisé un viol collectif. Lorsqu’il l’avait trouvée, elle était complètement dans les vapes, alors il avait tiré un coup, lui aussi, avant de la conduire à l’hôpital.
— Maintenant nous allons arracher…
C’était une petite fille de huit ans qui parlait – il se rappela qu’il avait éclaté de rire quand elle avait affirmé que son père se livrait à des sévices sexuels sur elle.
— … des morceaux de toi.
Un garçon de douze ans parlait – il se rappela qu’il lui avait dit que si son oncle l’enculait, eh bien, c’était parce qu’il était pédé, pas vrai, alors il l’avait pas volé, d’accord ?
La musique continuait de gémir dans ses oreilles.
Le demi-cercle se referma sur lui et le plaqua contre le mur de l’immeuble.
— Écoutez, je…
Il les menaça de son arme, mais cela ne les arrêta pas.
— Je… je rêve, c’est tout.
Les voix chuchotèrent autour de lui.
— Je rêve, c’est tout.
— Des mauvais rêves.
— Tu inventes tes mauvais rêves.
Une fillette de treize ans s’approcha, ses avant-bras étaient couverts de bleus.
— C’est bien ce que tu m’as dit ? demanda-t-elle. Que j’inventais mes mauvais rêves ?
Elle déboutonna son chemisier pour découvrir une poitrine maigre. Il y avait d’autres bleus, plus étendus. Ils se rejoignaient entre eux et portaient les cicatrices de brûlures de cigarette.
— C’est ce que mes mauvais rêves m’ont fait, lorsque tu es parti et que tu m’as laissée avec lui.
— Je… je ne voulais pas…
La musique augmenta, stridente, insoutenable.
— Teigneux.
Le mot sortit de leurs lèvres en un sifflement tandis qu’ils s’avançaient vers lui, recouvrant les accords plaintifs de la musique.
Il brandit son pistolet.
— A… arrière, ne vous approchez pas…
Ils continuèrent d’avancer.
Il tira, balle après balle, vida son arme sur eux.
Cela ne les stoppa pas.
Lorsque leurs mains glacées le touchèrent, le pistolet glissa de ses doigts. Il hurla tandis qu’ils déchiraient ses vêtements. Ils étaient tous sur lui. Happaient ses doigts, déchiquetaient son visage.
Et ils n’étaient pas réels. Il savait foutrement qu’ils n’étaient pas réels. Ils n’étaient que les saloperies qu’il portait en lui depuis toujours, qu’il avait apportées avec lui dans cet endroit – quel que fût cet endroit. Ils n’étaient pas réels.
Et pourtant ils étaient en train de le tuer.
Il hurla et se battit jusqu’à ce qu’il sente quelque chose en lui céder. Une vive douleur fusa dans son bras gauche. Sa poitrine s’affaissa sur elle-même. Sa bouche s’ouvrit et se referma convulsivement.
Moribond, son corps quitta la ville morte pour retourner dans la ville des vivants. Des acheteurs sur le Marché poussèrent des cris lorsqu’il apparut soudain parmi eux, étreignant sa poitrine. Il tituba, son costume était en lambeaux, il saignait d’une centaine de petites blessures, puis il s’écroula vers la chaussée. Il heurta le rebord du trottoir de la tête. Mais il ne sentit rien.
Il était mort avant le choc.
Certains diraient même qu’il était mort bien longtemps avant ça.