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Le travail de la police.

C’était de la routine à 99 %, et tous les flics rouspétaient à ce propos. La paperasserie. Les appels téléphoniques. Ce serait peut-être une querelle de couple, ou une station-service qui avait été braquée. Un cambriolage. Pourtant c’était du pareil au même. Les visages changeaient, mais les plaignants et les auteurs des délits se ressemblaient tous au bout d’un moment. Et les affaires aboutissaient au même résultat. Encore plus de paperasserie. Encore plus de routine, toujours la même routine.

Vous faisiez votre boulot. Lorsque vous n’étiez plus de service, peut-être preniez-vous la direction du gymnase ou de la salle de musculation à l’autre bout de l’étage. Pour faire des haltères. Ou bien vous alliez voir qui mangeait un morceau chez Fuzzie. Peut-être filiez-vous à l’Immeuble Delco pour faire un petit billard avec d’autres gars de la brigade, vous envoyer deux bières chez Russel. Peut-être un tas de bières. Pour tailler une bavette avec les copains. Vous terminiez le dernier huit, vous preniez le premier huit. Vous essayiez de tenir le coup. Vous vous rendiez au stand de tir et faisiez comme si la cible en papier que vous cribliez de trous était le salopard qu’un enfoiré de juge avait remis en liberté à cause d’un détail de procédure la semaine précédente.

La routine.

Pourtant, même si vous râliez comme un pou, vous n’aviez aucune envie qu’on vous refile une affaire de dingue bien dégueu. À ces moments-là, pensa Ned, tout ce que vous vouliez c’était retrouver la routine.

Ils terminèrent chez Baker vers trois heures et demie, mais l’équipe de l’Identité judiciaire continuait de fouiller la maison lorsque Ernie et lui s’en allèrent. Ils avaient rendez-vous avec le coroner à l’hôpital pour l’autopsie. Il se passait un drôle de truc avec l’hôpital. Les mêmes cadavres tout droit sortis d’un film d’horreur, qui vous donnaient envie de dégueuler quand on les voyait sur le lieu du crime, semblaient moins moches lorsqu’ils étaient allongés sur une table en métal luisant sous les lumières crues. C’était comme si ce n’étaient plus des êtres humains… les corps de gens qui étaient morts. Juste des corps sur une table. Et vous vous teniez à côté pendant que le coroner y mettait du sien. Ce n’était pas la même chose que lorsque vous les trouviez. À ce moment-là, vous saviez que c’étaient des gens que vous regardiez. Des gens qui étaient morts. Dans d’atroces souffrances.

La fille avait mis longtemps à mourir. Le coroner ne fit que confirmer ce qu’ils savaient déjà tous après avoir vu cette petite boucherie dans le sous-sol de Baker. Les tubes fixés dans son corps avaient injecté de la came dans son système nerveux afin qu’elle reste consciente. Pour tétaniser ses nerfs afin qu’elle ressente la moindre chose que cet enculé de malade lui faisait. Il n’y avait eu aucune perte de conscience pour elle. Elle avait été obligée de tout endurer, toute seule, sans personne vers qui se tourner excepté ce monstre qui l’écorchait vive, centimètre après centimètre de peau, putain de Dieu !

Le coroner lisait à haute voix la liste des saloperies que Baker lui avait administrées lorsque les plaques de prélèvement revinrent du labo, mais les termes médicaux ne firent que passer au-dessus de la tête de Ned.

Personne n’était en mesure d’expliquer ce qui avait causé la mort de Baker. C’était Baker, ils étaient tout à fait sûrs de cela. Ses empreintes étaient au fichier depuis l’époque où il avait travaillé pour le gouvernement et avait eu besoin d’un certificat de sécurité. Des recherches sur les nuisances du bruit… À mourir de rire, non ?

Installé à son bureau dans la salle des inspecteurs, rédigeant son rapport, Ned s’aperçut qu’il s’appuyait sur le dossier de sa chaise et fixait le mur, les poings serrés, avec l’envie de cogner sur quelqu’un. L’ennui, c’est que quelqu’un s’était déjà chargé du boulot sur le seul candidat vraisemblable. Et maintenant, Ernie et lui avaient pour tâche de découvrir qui lui avait réglé son compte. Ce qu’ils devraient faire, lorsqu’ils auraient trouvé le type, c’était lui donner une putain de médaille. Pas de problème. Il devrait y avoir une récompense spéciale pour les gens qui liquidaient des ordures comme Baker. Ned se demanda s’il ne devrait pas soulever cette question lors de la prochaine réunion de l’Amicale de la Police.

La routine.

Et merde, pensa Ned. Donnez-moi de la routine quand vous voulez. Tout mais pas ça.

Parce que le vrai problème – sans parler de Baker et de ses jeux de pervers – le vrai sac de nœuds, c’était que Ned n’était pas très sûr d’avoir encore toute sa raison, lui aussi. Il n’arrêtait pas de voir des trucs…

— Tout baigne, Ned ?

Ned sursauta. Un instant, la salle des inspecteurs s’estompa, et ces plaines mortes déferlèrent…

(foutez-moi la paix !)

… puis il accommoda sur Ernie, lequel approchait une chaise de son bureau.

— Hé, ça va ? demanda Ernie.

Il prit une cigarette dans son paquet et l’alluma avec un briquet Bic orange vif, l’un de ces nouveaux modèles, plus petits.

— Je me sens un peu sonné, c’est tout, répondit Ned. (Cela faisait trente heures qu’il n’avait pas dormi, depuis qu’il s’était extirpé de son lit hier matin.) J’irais bien me pieuter.

— C’est pas demain la veille. (Grier s’interrompit, le temps de tirer une bouffée de sa cigarette.) Il avait fait changer le pansement de sa main. Il n’y avait pas de trace de sang révélatrice sur celui-ci. Nous avons une réunion dans la salle de briefing dans quinze minutes, ajouta-t-il.

— Génial.

Grier fuma quelques instants sans rien dire. Ned comprit que quelque chose le turlupinait, mais il savait par expérience qu’il saurait plus vite de quoi il retournait s’il attendait simplement qu’Ernie vide son sac.

— Je voudrais te demander quelque chose, Ned, finit par dire Grier. Je pue de la gueule ou quoi ?

Ned cligna des yeux.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Eh bien, j’ai cette impression que personne ne tient à rester à côté de moi, ce matin… comme si les gens m’évitaient. Alors je me demandais si je n’avais pas besoin d’acheter un déodorant corporel.

— Tu as surtout besoin de te raser.

Grier se passa la main sur sa barbe naissante.

— J’aime bien, le look de Deux flics à Miami, tu sais… Qu’en penses-tu ?

— Hum, dit Ned, faisant semblant de réfléchir. Si tu te paies un chouette costume blanc flottant et des lunettes de soleil, et si tu cesses de porter des chaussettes…

— À ton avis, comment Crockett fait-il pour garder son pantalon aussi impeccable, alors qu’il rampe dans la boue pour trouver des preuves ? Bon Dieu, il devrait s’asseoir dans l’une de nos voitures de patrouille, et alors, bonjour la crasse !

— C’est ce qui fait le charme de la télé, Ernie. Tu prends un air un peu bourru, mais tu n’es jamais obligé de te salir. Ils n’arrêtent pas de changer de vêtements entre chaque prise.

Grier alluma une autre cigarette.

— Mais je ne plaisantais pas, Ned. À propos de cette impression que j’ai eue. J’ai peut-être chopé un microbe, qui sait ? Tu me trouves bizarre ?

— Pas plus bizarre que d’habitude, commença à dire Ned, puis il pensa à quelque chose.

Il y avait environ une heure, il était allé chez Fuzzie pour prendre un café. Il avait l’intention de s’asseoir à une table avec deux des gars pour souffler un peu et bavarder pendant les dix minutes que cela lui prendrait pour boire son café. Mais il avait perçu une certaine froideur dans la cafétéria – comme s’il ne connaissait personne, alors que c’étaient tous des types qu’il voyait tous les jours – et il avait fait demi-tour et était revenu dans la salle des inspecteurs pour rédiger son rapport, tout en buvant son café ici.

Il n’y avait pas fait attention sur le moment, parce que, en descendant l’escalier, il avait eu une autre de ces…

Scintillement.

L’escalier avait disparu. Et il était de nouveau là-bas. Dans cet endroit. Les plaines mortes s’étendaient à perte de vue.

Scintillement.

Et le paysage avait disparu à nouveau.

Mais il ne devenait pas cinglé.

Jack l’avait vu, lui aussi.

Et à moins qu’ils ne perdent la boule tous les deux…

— Là-bas, dans le sous-sol de Baker, dit-il en fixant Grier, lorsque tu t’es blessé à la main. Qu’est-ce que tu as vu ?

— Ce que j’ai vu ?

— Quelque chose t’a fait trébucher, Ernie, et ce n’était pas le seul fait de regarder cette gosse.

— Je… eh bien, c’était les émanations, d’accord ?

— C’est ce que j’ai cru.

— Excepté qu’ils ont analysé l’air et qu’ils n’ont rien trouvé, exact ? Pas d’émanations. Que dalle.

— C’est ce que les appareils ont dit.

— À moins que cela se soit dissipé avant qu’ils commencent leurs analyses… ?

— Qu’est-ce que tu as vu, Ernie ?

Grier éteignit sa cigarette en l’écrasant dans le cendrier et en alluma une autre. Il baissa les yeux vers le mégot tout en parlant, et observa la fumée s’élever en spirales, sans regarder son coéquipier.

— C’était comme si… juste un instant, Ned… c’était comme si la pièce n’était plus là. C’était comme si je me trouvais dans… Je ne sais pas, les Prairies, excepté que tout était mort. Rien n’y poussait. Il n’y avait rien de vivant. C’était une vision fugace, juste une fraction de seconde, et pourtant, même après m’être blessé à la main, j’ai eu la sensation que c’était toujours là, en moi. Cet endroit. Qu’il m’attendait, disons.

Finalement il leva les yeux vers Ned.

— Je crois vraiment que j’ai chopé un microbe, Ned. J’ai parlé à Bernie juste avant de prendre mon service, hier, et il a dit qu’un virus, un genre de grippe, se baladait dans le coin.

— Moi aussi, je l’ai vu, Ernie.

Ernie mit un moment pour assimiler.

— Tu as vu… ?

— Cet endroit, Ernie. Moi aussi, je l’ai vu. À deux reprises. Et Jack l’a vu alors que nous parlions dans la voiture de patrouille.

— Merde, qu’est-ce qui se passe, Ned ?

— Je ne sais pas. Mais tu sais ce que je vais faire ? Je crois que je vais me mettre en rapport avec certains des autres gars qui étaient là-bas la nuit dernière… les flics en uniforme qui sont arrivés là-bas les premiers. Et leur parler.

— Ils vont penser que tu es mûr pour bouffer ton arme de service, Ned.

— Pas s’ils l’ont vu, eux aussi.

Grier hocha lentement la tête.

— Le type sur la véranda… Coffey. Il avait vraiment les jetons.

— Et Dwyer.

— Teigneux est allé là-bas, lui aussi, ajouta Grier. Il est descendu une seule fois et il est remonté vite fait – du moins, c’est ce que Dwyer m’a dit – et il n’est pas redescendu.

— Cela ne lui ressemble guère.

— Non, en effet, reconnut Grier d’un air maussade.

Duchaine, de la brigade des incendies criminels, passa la tête par l’entrebâillement de la porte et jeta un coup d’œil dans la salle des inspecteurs, mettant fin à leur discussion.

— Hé, les gars, vous attendez une carte d’invitation ou quoi ?

Ned se ressaisit le premier.

— On voulait juste voir ta belle gueule, Lou… pour voir à quel point on te manquait.

Duchaine leur montra son majeur et arbora un large sourire. Ils s’emparèrent de leurs dossiers et le suivirent dans le couloir vers la salle de briefing. Il faisait frais, c’était indéniable. Tous deux s’en rendirent compte.