Ils ne le croyaient pas, et Ned ne pouvait guère le leur reprocher. Il s’était efforcé d’exposer les faits simplement, mais, en dépit de tous ses efforts, cela donnait l’impression qu’il était un candidat de première pour bouffer son arme de service. Tout bonnement, c’était quelque chose qu’on ne pouvait pas expliquer – il fallait avoir été là-bas. On devait percevoir cet autre endroit scintiller aux confins de votre esprit, tandis que votre conscience parvenait tout juste à le tenir en échec. Merde, comment expliquer une chose pareille ? Alors que vous-même aviez du mal à comprendre cela. Alors que le type qui avait été votre coéquipier et était resté l’un de vos meilleurs amis se trouvait étendu, mort, dans la rue. Alors que sa sœur était à vos côtés, et perdait les pédales tandis qu’on l’identifiait formellement. Alors que le monde s’écroulait autour de vous.
Pourtant personne n’éclata de rire.
Même si cela paraissait complètement dingue, personne ne pouvait nier qu’il se passait quelque chose. Quelque chose que l’on ne pouvait expliquer. Il était impossible de ne pas tenir compte du nombre croissant des morts. Ou des douzaines de dépositions de témoins oculaires qui affirmaient que les corps avaient surgi de nulle part.
Les officiers supérieurs n’étaient pas disposés à accepter son explication, mais ils ne l’écartaient pas complètement, non plus. Ce qui montrait à quel point eux aussi étaient déboussolés. Ils avaient fait venir tous ceux qui avaient été mêlés à cette affaire – même le coroner – et les avaient logés provisoirement dans le gymnase. Ils laissèrent Ned mettre en garde les divers policiers – surtout, ils ne devaient pas s’endormir ! – puis ils tinrent cette réunion. Maintenant, tout ce qu’ils avaient à faire c’était comprendre ce qui se passait. Et trouver le moyen d’y mettre fin.
Ned les écoutait discuter. Tout le monde était présent dans la salle de briefing. Le chef de la police. Ses adjoints. Les commissaires principaux. Des commissaires des renseignements généraux, de l’Identité judiciaire, de la Brigade d’Intervention et des Forces spéciales. Ernie s’agitait à côté de lui, mal à l’aise, et Ned savait exactement ce qu’il ressentait.
— Écoutez, dit-il soudain lorsqu’une pause survint dans la conversation.
Comme son coéquipier, il était intimidé en présence de tous ces officiers supérieurs, mais il savait qu’il n’y avait plus une seule seconde à perdre.
— J’ai un moyen très simple de prouver tout ce que je viens de vous exposer.
Tout le monde attendit que le chef de la police prenne la parole. Bernard Gauthier posa sur Ned un regard attentif.
— Quel est ce moyen, inspecteur ? demanda-t-il.
— Mettez-moi dans une salle d’interrogatoire, avec un lit de camp et quelque chose pour m’aider à m’endormir. Vous m’observerez à travers la vitre. Simple comme bonjour.
— Pas seul, fit Grier.
Le chef secoua la tête.
— Je me rends parfaitement compte de la tension à laquelle vous avez été soumis, inspecteur, mais je ne pense pas…
— Qu’avez-vous à perdre ? Nous pouvons en parler pendant des semaines, mais nous n’arriverons à rien. Mettez-moi dans une salle d’interrogatoire et surveillez-moi. Vous pourrez continuer de discuter pendant que vous attendez, mais si nous n’agissons pas très vite, ça va chier des bulles, croyez-moi !
— Vous perdez la tête, Meehan.
Ned se tourna vers John Bohay, le chef adjoint des Interventions, qui chapeautait la section de Ned.
— Je ne le pense pas, monsieur. Si nous ne faisons…
— Je dis que vous perdez…
— Allons, messieurs !
Toutes les têtes se tournèrent vers le chef. Il considéra Ned un long moment, ses doigts tambourinaient sur les chemises placées devant lui.
— Vous êtes convaincu de la validité de votre argument, inspecteur ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur, tout à fait.
Le chef parcourut la longue table du regard, puis il prit une décision.
— Très bien, marchons comme ça.
Ned se leva, et Grier l’imita aussitôt.
— Monsieur…, commença-t-il.
— Tous les deux, dit le chef. Demandez ce qu’il vous faut à l’Intendance et dites à quelqu’un de nous prévenir dès que vous serez prêts.
Alors qu’ils refermaient la porte de la salle de briefing derrière eux, ils entendirent des éclats de voix. La discussion reprenait de plus belle. Ned adressa à son coéquipier l’ombre d’un sourire.
— C’est le moment de nous coucher ou de la fermer, Ernie, dit-il.
Grier acquiesça. Ils retournèrent dans la salle des inspecteurs et envoyèrent des hommes chercher les lits de camp. Ned demanda deux fusils à pompe et des balles supplémentaires pour les P .38. Tandis que Grier se chargeait de trouver des somnifères, Ned prit une chaise et rejoignit Anna.
— Tu tiens le coup ? demanda-t-il doucement.
Anna prit sa main.
— Pas vraiment. Je… Comment ça s’est passé, là-bas ?
— À peu près comme nous l’espérions.
Merde, il était bouleversé de la voir dans cet état. Ses traits avaient perdu leurs couleurs et leur vitalité. Elle était assise, pâle et décomposée, sur sa chaise, c’était presque une inconnue. Il sentait sa main trembler dans la sienne.
— Que va-t-il se passer maintenant, Ned ?
Il n’avait pas envie de le lui dire, mais il ne voyait pas comment il pourrait le lui cacher. À moins d’être déloyal. Il lui expliqua brièvement.
— Tu ne peux pas faire ça ! s’écria-t-elle, et ses doigts se crispèrent sur les siens.
— Il faut que quelqu’un le fasse, Anna. Nous savons que le danger est réel. Maintenant, nous devons prouver que nous savons de quoi il s’agit, afin de pouvoir y mettre fin. Et nous serons prudents. Nous serons prêts pour… ce qu’il y a là-bas, quoi que ce soit.
— Tu ne… tu ne penses pas que… Jack était prêt ?
Ned se rappela ce qu’ils avaient trouvé sur le corps de Jack. Un bidon. Une boussole. Un couteau de chasse. Un pistolet non déclaré. Un sachet de bœuf séché. Jack était parti chasser l’ours. L’ennui, c’est que l’ours l’avait trouvé le premier.
— Nous serons prêts, répéta-t-il vivement. Il faut que ce soit fait.
— Si je te perdais, toi aussi…
— Anna, écoute-moi. Nous ne faisons pas ça pour montrer que nous sommes de vrais mecs. C’est notre boulot. Tu as envie que d’autres personnes soient… qu’il leur arrive quelque chose ?
— Non. Mais…
— Peut-être trouverons-nous Beth…
Anna le regarda.
Durant un instant fugace, elle fut la femme qu’il avait toujours connue. Il y avait de la force dans son regard. Dans son étreinte. De la compréhension.
— Promets-moi que tu reviendras, dit-elle.
— Je te promets que je ferai tout mon possible, Anna.
Elle hocha la tête et s’affaissa de nouveau sur sa chaise, rentrant en elle-même à nouveau. Ned avait envie de la prendre dans ses bras, de l’emmener loin d’ici vers un endroit sûr, mais il ne connaissait aucun endroit sûr, et ensuite Ernie revint, et ce fut le moment d’y aller. Ils se pencha vers Anna et l’embrassa sur la joue. Elle leva une main pour toucher son visage.
— Je t’aime, dit-elle comme il se redressait.
Ned acquiesça, la gorge nouée par l’émotion.
— Moi aussi, je t’aime, dit-il d’une voix cassée.
Tandis qu’il s’éloignait, la tête d’Anna s’inclina de nouveau sur sa poitrine. Arrivé à la porte, Ned se retourna pour la regarder. Il resta là sans bouger jusqu’à ce que Ernie le tire finalement par le bras, puis il prit le fusil à pompe que son coéquipier lui tendait et suivit Ernie dans le couloir.