Beth ne protesta pas lorsque son ex-mari la fit sortir de la maison et l’entraîna vers la camionnette de Ted Rimmer. Elle monta à l’arrière comme il le lui disait, et reçut ses gifles données pour la forme – assez fortes pour l’étourdir et laisser des marques rouges sur ses joues – avec une soumission hébétée. Lorsque la portière arrière fut verrouillée et que Walt rejoignit son copain à l’avant, elle se blottit dans un coin de la camionnette, les genoux ramenés contre sa poitrine, les bras serrés autour de ses jambes. Elle n’avait plus le cœur à se battre. À quoi bon ?
Rien ne changeait. Chaque fois qu’elle commençait à croire qu’il lui était possible de se sortir de la détresse qu’était sa vie, tout d’un coup les choses ne faisaient qu’empirer.
De papa à Mr. Grégoire. Et ensuite Jody et Kirk. Et puis Walt.
Walt était le bout de la route, elle s’en rendait compte maintenant. Elle aurait beau s’enfuir très loin, il serait toujours là pour la ramener…
(dans cet endroit sombre rempli de souffrance)
Walt, qui prenait un plaisir pervers à lui faire du mal…
(sa ceinture en cuir lui cinglant la poitrine)
… et à regarder les cicatrices laissées par les blessures que d’autres lui avaient infligées. Papa l’avait brûlée avec ses cigarettes.
(« Je n’ai pas envie de te faire du mal, trésor, mais tu ne peux pas me dire que tu vas parler à maman de nos petits jeux. Cela me met en colère. Tu ne veux pas que ton papa soit en colère, dis-moi ? »)
Non. Elle voulait qu’il soit mort.
Maman avait fait semblant de ne pas voir les contusions et les brûlures.
Morte.
Le visage grimaçant de Mr. Grégoire, sa main plaquée sur sa bouche tandis qu’il grognait et poussait entre ses jambes.
Mort.
Elle désirait brûler leurs traits afin qu’il ne reste plus aucune trace d’eux à hanter son esprit. Pour lui faire du mal.
Jody et Kirk. Les regards que les autres gosses lui avaient lancés à l’école, les petits sourires entendus. Et Cassie…
Elle voulait qu’ils soient tous morts. Elle voulait que le pouvoir qu’elle avait éprouvé dans son rêve soit réel. Elle voulait être capable de flotter dans l’air et de s’envoler, loin de la souffrance. Elle voulait leur faire payer tout ce qu’ils lui avaient fait. Tout ce que d’autres avaient fait à des personnes comme elle. Tout le monde devait payer.
Excepté qu’elle n’avait aucun pouvoir.
Au lieu de contrôler son existence, elle était enfermée à clé dans la minuscule chambre à coucher d’un cottage, quelque part à la campagne. Surveillée par l’un des copains répugnants de son ex-mari. Elle avait mal partout. Elle attendait Walt. Elle attendait la souffrance qui devait venir. Le retour…
(dans cet endroit sombre)
… de tout ce qu’elle croyait avoir fui pour toujours.
À travers des flots de détresse, elle regarda autour d’elle. Chaque mouvement provoquait un nouveau flamboiement de souffrance.
La fenêtre de sa prison était toute petite et placée haut dans le mur. Trop haut pour qu’elle puisse regarder au-dehors. Les murs étaient revêtus de fausses boiseries. Il y avait un lit au matelas défoncé. Une table de nuit où trônaient une Bible et une pile de Sélection du Reader’s Digest. Une ampoule électrique nue pendait du plafond, le commutateur près de la porte. La porte fermée à clé. Au-delà du battant, l’homme de petite taille qui l’avait bernée et amenée à ouvrir la porte de la maison, afin que Walt puisse l’empoigner.
« Je reviendrai », avait dit Walt en la poussant à l’intérieur de la chambre.
Elle était tombée par terre et était restée étendue, sans énergie, mais cela n’avait pas suffi à Walt. Cela ne lui avait jamais suffi.
Il s’avança et, comme elle ne bougeait pas, lui donna des coups de pied.
Je ne crierai pas, se promit-elle. Je ne lui donnerai pas ce plaisir.
Mais son silence l’exaspéra. Comme toujours. Il la frappa du pied à nouveau, puis la redressa et l’appuya contre le mur pour la frapper à coups redoublés au visage et à la poitrine, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus s’empêcher de gémir.
Finalement satisfait, il recula et la laissa glisser mollement vers le sol.
— Vas-y, lui dit-il. Joue ta petite comédie de « aie pitié de moi ». Mais cette fois personne ne viendra à ton secours. Tout ce qui t’attend, c’est une petite leçon sur ce qui arrive aux traînées qui essaient de plaquer leur mari. Afin de te chérir et de te garder, poupée. Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Réfléchis à ça.
Les minces cloisons de la chambre vibrèrent lorsqu’il claqua la porte.
À travers l’océan de sa souffrance, elle l’entendit parler à son copain, puis elle l’entendit partir en voiture. Mais il reviendrait. Walt tenait toujours ses promesses.
— Comment fais-tu pour stopper ça, Anna ? murmura-t-elle contre le matelas. (Parler était douloureux, même bouger était douloureux.) Comment fais-tu pour cesser d’être une victime alors que c’est tout ce que tu es en réalité ?
Tout ce qu’elle avait jamais voulu, c’était ne plus souffrir. Était-ce trop demander ? Si elle parvenait à se sauver, si elle se trouvait dans…
(cet Autre Endroit)
… elle les empêcherait de la faire souffrir. De faire souffrir quiconque.
Excepté que cet endroit n’était pas réel. Ce n’était qu’un rêve.
Cet endroit-ci était réel.
Walt était réel.
La souffrance était réelle.
Quand elle entendit la clé tourner dans la serrure, elle put seulement rester allongée sur le lit et regarder fixement. À travers ses paupières gonflées, elle vit le copain de Walt entrebâiller légèrement la porte pour lui jeter un coup d’œil, puis il la referma. La verrouilla. Elle ne bougea pas. Elle laissa ses yeux se fermer. Elle essaya de faire comme si elle s’était allongée pour dormir. Comme si rien de tout cela ne se passait vraiment. Comme si cela ne pouvait être réel. Comme si elle se trouvait ailleurs, et faisait juste un mauvais rêve…
(sur cet endroit sombre rempli de souffrance)
… jusqu’à ce que la souffrance l’entraîne vers quelque chose qui ressemblait beaucoup au sommeil, où elle pouvait rêver.
Elle était transformée lorsqu’elle prit conscience de la chambre où elle se trouvait. Elle était forte lorsqu’elle se leva du lit moisi, la douleur avait cessé, son visage n’était plus enflé, et les ecchymoses avaient disparu. Elle jeta un regard à la ronde. Les panneaux de boiserie étaient craquelés, écaillés. Elle poussa la porte et le bois pourri céda.
Le cottage était désert. Abandonné. Délabré. Elle s’avança lentement parmi les immondices qui jonchaient le sol et sortit. Une fois au-dehors, sous un ciel jaune, elle jeta un regard à la ronde. Elle aperçut les vestiges d’autres cottages – des bâtisses affaissées, tombant en ruine. Des kilomètres de forêt morte les entouraient. Il y avait un lac derrière elle, envahi d’algues et de plantes en décomposition. Des poissons morts, leur ventre blanchâtre tourné vers le ciel, flottaient à proximité du rivage en bancs épais. Les odeurs de marécage dans l’air étaient imprégnées d’une senteur métallique.
Beth écarta les bras. Elle était revenue. Ici, elle pouvait tout faire. Elle pouvait voler. Elle pouvait contrôler son existence.
Elle s’éleva dans le ciel et se laissa porter par l’air épais.
Je peux tout faire, pensa-t-elle.
Dans cet endroit elle le pouvait vraiment.
Elle pouvait faire cesser la souffrance pour toujours.
Elle planait, décrivait un cercle autour du cottage. Puis elle entendit un bruit provenant du bâtiment. Elle se laissa redescendre jusqu’à ce que ses pieds touchent l’herbe jaunie. Ses pas furent silencieux tandis qu’elle se dirigeait vers le cottage. Elle sentait une épaisseur dans sa gorge. Ses mâchoires étaient douloureuses et lui donnaient l’impression d’enfler.
Elle s’approcha de la porte et vit le copain de Walt au milieu de la pièce. Il écarquilla les yeux quand il l’aperçut. Il recula lentement jusqu’à ce qu’un mur se dresse derrière lui. Il ne pouvait plus aller nulle part.
Il faisait partie de la souffrance, pensa-t-elle en franchissant le seuil. Une plaie suppurante.
Un souvenir surgit dans son esprit – sa mère perçait un furoncle. Elle avait chauffé l’aiguille au-dessus d’une flamme. Pour la stériliser.
Le feu.
Le feu purificateur.
Elle percevait une chaleur dans sa poitrine. Quelque chose bougeait dans sa gorge. Se tortillait. Un pouvoir s’accumulait en elle, crépitait et parcourait ses terminaisons nerveuses. Un feu dans ses poumons.
Un feu.
Le copain de Walt leva les mains pour se protéger tandis qu’elle venait vers lui.
J’ai fait ce geste, pensa-t-elle. Des quantités de fois. J’ai supplié et j’ai imploré, mais cela n’a jamais arrêté personne.
La chaleur était presque douloureuse, maintenant. Si elle ne la laissait pas sortir, la chaleur allait la consumer. Mais ce n’était pas elle qui avait besoin de son contact purificateur. Le feu.
Elle sentit que ses mâchoires continuaient de s’élargir, de se distendre, plus que cela n’aurait dû être possible, mais elle n’était plus à même de savoir ce qui était réel dans cet endroit et ce qui ne l’était pas.
Elle savait seulement qu’elle contrôlait finalement son existence.
Elle pouvait faire cesser la souffrance. Elle s’approcha de lui, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus reculer. L’homme lui martela la poitrine, mais elle ne sentait pas les coups. Ils étaient vains. Comme les siens l’avaient été, tant de fois. Pourtant elle n’éprouvait pas la sensation de plaisir qui avait toujours été là, dans…
(ceux de son père, ceux de Mr. Gregoire, ceux de Jody et ceux de Kirk, ceux de Walt)
… leurs yeux.
Elle perçait un furoncle, c’était tout. Elle cicatrisait une blessure.
Elle l’empoigna, une main ferme sur chacune de ses épaules. Un sentiment de parenté surgit en elle, et elle eut l’impression que toutes les victimes qui avaient jamais existé se trouvaient dans son esprit. Regardaient par ses yeux. Préparaient la chaleur dans sa poitrine qui était aussi brûlante qu’un four.
Se penchant en avant, elle…
(eux tous)
… souffla sur l’homme…
(un feu purificateur)
… et le regarda brûler.