9

 

Ned n’était pas sûr de ce que Jack voyait au juste – si c’était le même paysage mort qui, à en croire ses propres yeux, s’étendait à l’extérieur de la voiture de patrouille – mais il savait que Jack voyait forcément quelque chose. Quelque chose d’étrange…

— Il m’est arrivé un truc bizarre, dit Jack doucement, sans regarder Ned. (Son regard était fixé sur ce qu’il voyait, quoi que ce fût, au-delà des vitres.) Je me tenais là-bas, je regardais la maison de Baker, lorsque cette… créature est sortie du mur en flottant dans l’air.

— Créature ?

— C’était la plus belle femme que j’aie jamais vue, Ned. (Il y avait dans la voix de Jack une intonation que Ned ne reconnut pas.) Un ange. Elle est juste sortie du côté de la maison en flottant dans l’air, ses cheveux ondulaient derrière elle. Et lorsqu’elle m’a regardé… (Le regard de Jack quitta le paysage désertique au-delà de la voiture de patrouille pour se poser sur le visage de Ned.) J’ai entendu des sons. On aurait dit une musique… un genre de musique que je n’ai jamais entendue auparavant. Et ensuite je me suis retrouvé ici.

Ned déglutit avec difficulté. Tandis que Jack parlait de la musique, il avait l’impression de l’entendre, lui aussi. Mais ce n’était pas des sons qui pouvaient sortir d’instruments qu’il connût. Cela ressemblait davantage à des gens qui pleuraient… ou criaient. Doucement. La musique était leur souffrance.

— Que… qu’est-ce que tu vois, Jack ?

Jack détourna les yeux à nouveau et regarda fixement au-delà des vitres. Ned suivit son regard. Des tourbillons de poussière se formaient sur les étendues mortes. Ils accrochaient la lumière tournoyante projetée par les feux de détresse du véhicule de police, apparaissant et disparaissant brusquement chaque fois que la lueur les atteignait.

— Jack ?

— Je…

Scintillement.

La rue était réapparue. Mais déserte. Leur véhicule était le seul sur sa longueur abandonnée. Les maisons étaient plongées dans l’obscurité, elles s’affaissaient sur elles-mêmes. Il y avait un bourdonnement dans l’air, comme des abeilles ou des mouches heurtant une vitre. Ned crut apercevoir un mouvement furtif tout au bout de la rue déserte. Une forme qui se jetait de côté et se cachait.

Scintillement.

Le retour soudain du monde réel – les gyrophares, les phares blessant leurs yeux – les laissa tous deux à demi aveuglés. Ned détourna le regard de l’éclat engourdissant. Il se pencha vers Jack.

— Un endroit mort, dit Jack. C’est ce que j’ai vu. D’abord un paysage désertique, puis cette rue, mais elle était morte. Les maisons abandonnées…

Ned comprit que le désarroi qu’il discernait dans les yeux de Jack n’était pas différent de ce qu’il éprouvait lui-même.

— C’est impossible, poursuivit Jack. Je le sais, Ned. Et pourtant j’ai vu cela.

Ned inspira pour se calmer. Les premiers signes d’une migraine commençaient à tarauder ses tempes.

— Des vapeurs, affïrma-t-il. Il y a des espèces de vapeurs dans l’air, une fuite de gaz ou quelque chose qui s’échappe de ce sous-sol. Cela nous fait voir des choses.

— Des choses aussi réelles ?

— Bon Dieu, Jack. Comment veux-tu que je sache ? Les appareils dans le studio de Baker avaient cramé en grande partie lorsque nous sommes descendus là-bas. Il y avait peut-être planqué de la drogue qui a brûlé avec le reste. Les émanations de cette saloperie dans l’air…

Jack acquiesça lentement de la tête.

— Pourtant je n’arrive toujours pas à me défaire de l’impression que, quelque part, cet endroit est réel.

Ned n’avait aucune envie de laisser cette idée s’enraciner dans son propre esprit, mais il savait exactement ce que Jack voulait dire. Excepté deux ou trois pipes de hachisch, il n’avait jamais pris de drogues dures… et c’était uniquement pour voir l’effet que cela faisait. Il n’avait jamais touché aux hallucinogènes. Ce que tous deux venaient d’éprouver, c’était peut-être ce qu’éprouvaient les toxicomanes quand ils étaient en plein trip. Ned ne désirait pas le savoir.

— Il faut que je dise aux autres d’être prudents… même à l’extérieur de la maison, déclara-t-il. Peut-être devrions-nous faire évacuer le secteur. Impossible de savoir jusqu’où ces vapeurs peuvent se répandre.

— Je ne crois pas que c’est aussi simple, fit Jack.

— Néanmoins je dois les prévenir.

Jack retint Ned par le bras tandis que celui-ci s’apprêtait à sortir de la voiture de patrouille.

— Fais gaffe à ce que tu leurs dis, le prévint-il.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? Jack, si tu sais quelque chose dont tu ne m’as pas parlé, tu ferais mieux de…

— Réfléchis une minute, d’accord ? Regarde là-bas. Tu vois quelqu’un d’autre affecté par ces émanations ?

— Ernie et Benny Dwyer ont ressenti quelque chose dans le sous-sol.

— Tu veux bien regarder ?

Devant le ton insistant de Jack, Ned s’exécuta. Au-dehors, tout avait l’aspect du train-train habituel. Une enquête sur un crime. Des policiers en uniforme et en civil. Les types de l’Identité judiciaire déchargeaient leur matériel de leur camion. Des toubibs et le coroner se tenaient près de l’ambulance. La voiture rouge d’un chef du service incendie se garait. Deux équipes de télé – maintenant CJOH avait rejoint CBC – filmaient les allées et venues. Tout cela semblait tellement normal que Ned en vint même à douter de ce qu’il pensait avoir vu lui-même. Et puis il se souvint de ce truc bizarre, non seulement dans le sous-sol, mais ici, au-dehors. Jack et lui avaient eu la même hallucination.

— Je vais juste les prévenir, dit Ned, sans donner de précisions. (Il lança un regard à Jack.) Et si tu rentrais chez toi ? Nous pouvons prendre ta déposition demain.

— Bien sûr.

— Tu penses que tu es en état de conduire ?

— Je vais aller chez Anna.

— Tu penses que tu pourras…

— Ça ira, ce n’est pas très loin. (Il esquissa un sourire.) Merci tout de même.

Ned hocha la tête.

— Profites-en pour dire à Anna que je passerai la voir demain. Pour lui parler de Baker.

— Entendu.

Ned sortit de la voiture de patrouille et attendit un moment pour permettre à Jack de s’extirper de la banquette arrière – il n’y avait pas de poignées intérieures sur les portières à l’arrière du véhicule –, puis il se dirigea vers l’endroit où Ernie faisait son rapport au commissaire. La main droite d’Ernie était enveloppée dans de la gaze blanche maintenant, mais il y avait une petite tache rose au milieu du blanc, là où le sang continuait de suinter. Ned était certain que cette entaille nécessiterait des points de suture. Il regarda derrière lui vers la voiture de patrouille où il avait laissé Jack, et vit que celui-ci s’était éloigné dans la rue. Il se dirigeait vers Warrington.

— Qui était-ce ? demanda le commissaire Fournier lorsque Ned eut rejoint les deux hommes près de l’ambulance.

Fournier était un Canadien français trapu qui, à première vue, donnait l’impression d’être presque aussi large qu’il était grand. Mais il n’y avait pas un poil de graisse sur cette masse, quoique Fournier ait un travail de bureau. Ned avait transpiré avec lui dans le gymnase du commissariat suffisamment de fois pour le savoir.

— Jack Keller, répondit Ned. C’est lui qui nous a prévenus. Il est un peu secoué, et je lui ai dit d’aller dormir chez sa sœur. Nous prendrons sa déposition demain.

Fournier opina du chef.

— Un type bien… Il était votre coéquipier, n’est-ce pas ?

— Jusqu’à ce qu’il démissionne.

— Qu’a-t-il à voir dans cette affaire ?

— Il essayait de retrouver une fugueuse et la piste l’a conduit jusqu’ici. Je pense que la gosse qu’il cherchait est la fille que nous avons trouvée… en bas. (Une image du corps écorché surgit dans l’esprit de Ned. Il la chassa de ses pensées avant que le scintillement l’emporte très loin à nouveau.) Ernie vous a dit ce que nous avons trouvé dans le sous-sol ?

— Le peu de chose qu’il savait.

— Alors il vous a dit qu’il y avait peut-être un problème en bas, un genre d’émanations ?

Fournier jeta un coup d’œil à sa montre.

— Les masques à gaz devraient arriver d’un moment à l’autre.

— Parfait. (Ned se tourna vers son coéquipier.) Comment te sens-tu, Ernie ? Tu as l’air un peu sonné. Tu veux que nous demandions à un policier de te conduire à l’Hôpital général pour faire recoudre cette main ?

— Je vais très bien, dit Grier. Ça paraît plus moche que c’est en réalité. Le toubib a dit qu’il n’y avait même pas besoin de points de suture.

Un autre camion bleu et blanc arriva à ce moment, mettant fin à leur conversation.

— Ce doit être les masques, déclara Fournier.

Ned hocha la tête.

— Alors mettons-nous au travail.