Après avoir soigneusement verrouillé la porte derrière elle, Beth Green se tint dans le vestibule et regarda vers la rue à travers les carreaux de la porte. Elle observa la Honda d’Alan tourner le coin. Une voiture plus ancienne de marque américaine la suivit et passa devant la maison. Le fait de regarder cette seconde voiture la fit frissonner, aussi se détourna-t-elle. Elle n’aimait pas être seule dans cette maison. La moindre petite chose était susceptible de la mettre dans tous ses états.
Âgée de vingt-cinq ans, Beth était une jeune femme mince, séduisante mais frêle. Ses cheveux blonds lui descendaient jusqu’aux épaules où ils formaient des boucles. Un rien l’habillait – ce soir, elle portait une blouse mexicaine et des jeans – mais elle ne parvenait jamais à voir l’attrait que d’autres trouvaient en elle. Elle ne voyait que l’un de ces blessés qui peuvent marcher. Quelqu’un qui réussit à tenir le coup un jour de plus.
Depuis qu’elle avait quitté son mari…
(ex-mari)
… elle avait l’impression d’être redevenue une enfant. Elle était toujours craintive, sursautait en apercevant des ombres, tellement sûre que le croque-mitaine attendait qu’elle soit seule, la surveillait à son travail, la suivait partout. Lorsqu’elle rentrait à la maison, elle s’imaginait qu’il était caché dans sa chambre, sous le lit, dans la penderie.
Toutes ces voitures dans Wendover ce soir ne contribuaient guère à la rassurer. Cela voulait dire simplement que quelqu’un avait des ennuis. Souffrait. Comme les fois où Walt la frappait et la frappait jusqu’à ce qu’elle renonce à essayer d’éviter les coups. C’était seulement à ce moment-là qu’il s’arrêtait de la battre.
En proie à ces souvenirs obsédants, elle serra les bras autour de son corps pour cesser de trembler et fixa le reflet angoissé qui la regardait depuis le miroir. Est-ce que cela irait mieux un jour ?
Walt la retrouverait et, en dépit de la décision du tribunal, il ferait ce qu’il avait envie de lui faire, jusqu’à ce qu’on finisse par le boucler. Ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps, mais elle avait été trop terrifiée pour franchir le pas. Il avait fallu un reportage à la télévision sur les femmes battues pour la décider à faire ce premier pas, le premier appel au secours. C’était seulement le fait de savoir qu’elle n’était pas seule dans ce cas qui lui avait donné le courage d’agir. Les femmes au centre d’accueil avaient pris soin d’elle, l’avaient aidée pour ses démarches auprès de la police, obtenant d’abord l’injonction de contrainte par corps, puis déposant sa plainte en justice lorsqu’il l’avait retrouvée et ramenée à la maison…
(vers cet endroit sombre, rempli de souffrance)
… où elle serait encore, s’il n’y avait pas eu Anna.
« Cesse d’avoir l’air d’une victime », lui avait dit celle-ci plus d’une fois. « Quand on donne ce genre d’impression, les dingues savent tout de suite que tu es une proie rêvée. »
C’était facile pour elle de dire ça. Les mots étaient toujours faciles. Beth connaissait tous ceux qui décrivaient Walt. Elle pouvait répéter les mots maintes et maintes fois. « Je ne le laisserai plus jamais me faire souffrir », mais cela ne changeait rien. Elle savait qu’il était quelque part, là-bas, et qu’il la cherchait. Et lorsqu’il l’aurait retrouvée, il la remmènerait…
(vers cet endroit sombre)
… et comment pourrait-elle l’en empêcher ? Elle voyait son visage dans le visage de chaque homme. Elle rêvait même de lui. Il était devenu son croque-mitaine. Il s’était joint aux peurs de son enfance pour la traquer nuit et jour.
Les seules choses qui lui permettaient de conserver toute sa raison, c’était le soutien d’Anna et son travail. Ce n’était pas un travail sensationnel, serveuse dans un bar, mais sans la moindre qualification professionnelle, c’était tout ce qu’elle pouvait espérer. Et au moins c’était quelque chose. Au moins elle gagnait sa vie. Et les gens avec qui elle travaillait étaient gentils avec elle – surtout le barman, Alan Haines, qui veillait à ce que personne ne l’embête, et la raccompagnait même chez elle quand elle travaillait le soir. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre cette place. C’était la meilleure preuve, la preuve qu’elle était bonne à quelque chose. Qu’elle pouvait réussir toute seule.
Cette année, elle avait l’intention de mettre suffisamment d’argent de côté pour suivre des cours du soir et faire quelque chose d’elle-même. Pour le moment elle dépendait de la générosité d’inconnus…
(« Walt travaille dur », disait sa mère. « Il est surmené. »
« Mais il me bat, maman. »
« Prends ton mal en patience, ma chérie », répliquait le petit ami de sa mère, celui du moment, avec un sourire affecté.)
… mais elle s’en sortirait toute seule. C’était difficile lorsque votre famille, celle qu’il vous restait, vous abandonnait et que vous vous aperceviez que vous n’aviez plus d’amis parce que vous aviez trop honte de vos bleus et de votre mariage raté pour sortir et voir quelqu’un. C’était difficile de constater que seules des inconnues comme Anna étaient là pour vous écouter.
Mais au moins elle avait quelqu’un, songea Beth. Elle se souvint du centre d’accueil, lorsqu’elle était avec toutes ces autres femmes, leurs bleus ressemblaient à un uniforme. Certaines n’avaient même pas d’inconnues pour les aider. Seulement les assistantes sociales qui s’occupaient du centre et elles avaient tellement de dossiers sur les bras.
Beth secoua la tête. Pense de façon positive, s’intima-t-elle. C’était ce que lui répétait continuellement Anna. Sois forte. Oublie les rêves et les peurs du croque-mitaine. Vis ta vie.
Mais c’était difficile d’être forte.
Elle quitta le vestibule pour errer sans but dans le séjour et la salle à manger, allumant la lumière sur son passage afin de chasser les ombres. Elle fit halte un moment dans la cuisine, puis regarda par les carreaux de la porte les dernières sculptures en papier mâché d’Anna qui encombraient la véranda de derrière. Les diverses formes, pour la plupart guère plus que des armatures en fil de fer recouvertes de journaux, firent naître en elle une certaine appréhension. Elles ressemblaient à des spectres à demi formés, presque vivants malgré leur état inachevé.
Elle était un peu jalouse d’Anna.
Anna savait être forte. Et, apparemment, ce n’était pas quelque chose qu’elle avait été obligée d’apprendre. Elle était forte, tout simplement. Elle ne faisait pas des efforts désespérés pour prendre sa vie en main, sans savoir vraiment qui elle avait envie d’être…
Beth se raidit en entendant des bruits sur la véranda de devant. Elle traversa rapidement la cuisine afin de voir la porte d’entrée, les battements de son cœur s’accélérèrent, puis elle sentit une bouffée de chaleur causée par la confusion gagner son visage lorsque le pêne glissa dans la gâche et que la porte s’ouvrit sur Anna et Cathy Cole. Toutes deux parlaient d’une voix surexcitée, légèrement pâteuse.
— Ils sont tout près du studio.
— Au studio, à mon avis.
— Dis donc, je pense vraiment que nous devrions aller là-bas et…
Cathy se tut brusquement quand elles aperçurent Beth, immobile au fond du vestibule. Le rapide sourire d’Anna ne dissimula pas tout à fait l’inquiétude dans son regard.
— Salut, Beth ! lança-t-elle joyeusement. Comment vas-tu ?
Même après une soirée manifestement arrosée, la première préoccupation d’Anna était pour elle. C’était quelque chose que Beth avait du mal à accepter mais, en même temps, c’était réconfortant. Elle n’était plus seule.
— Je vais très bien, s’empressa-t-elle de répondre.
Du moins, maintenant je vais très bien. Il suffisait qu’Anna soit là et la maison, ce lieu de menaces éventuelles, se transformait en un chez-soi douillet.
— Vous vous êtes bien amusées ? demanda-t-elle.
— Pas autant que Janice, dit Anna.
— Qui a été raccompagnée chez elle…
— Par un garçon beau comme un dieu portant une veste en jean.
Toutes deux se mirent à glousser.
— Que se passe-t-il là-bas ? demanda Cathy.
Beth les rejoignit sur le pas de la porte.
— Je ne sais pas. C’était déjà comme ça quand Alan m’a déposée devant la maison.
— On va voir ce qui se passe ? proposa Cathy.
Anna ressortit sur la véranda.
— Oh, je ne sais pas si c’est une très bonne idée.
Sortant sur la véranda à son tour, Beth scruta la rue et vit davantage de lumières dans les diverses maisons qu’il n’y en avait habituellement à cette heure de la nuit. Les feux de détresse des voitures de police et de l’ambulance se reflétaient depuis le coin de la rue et au-dessus du toit des immeubles d’en face, donnant l’impression qu’il y avait une fête foraine là-bas, dissimulée aux regards.
(Où les tours de manège n’apportent que désespoir et souffrance…)
Alors qu’elle réprimait un frisson, elle surprit Anna en train de la regarder.
À nouveau, Anna lui adressa un sourire rapide puis se tourna vers Cathy.
— Il me semble que tu as dit que tu voulais un café.
— Oh oui, avec plaisir !
— Je vais mettre la bouilloire à chauffer, proposa Beth.
Les deux autres restèrent sur la véranda quelques instants encore, regardant les lumières, puis elles refermèrent la porte sur l’agitation de la nuit et allèrent rejoindre Beth dans la cuisine.