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Ned avait une confiance absolue en Jack, bien sûr. Ils étaient déjà amis avant d’entrer dans la police, et lorsque vous travaillez avec un type suffisamment longtemps, particulièrement lorsque vous faites équipe avec lui, comme cela avait été leur cas, il ne peut guère vous réserver de surprises. Il avait vu que Jack était sur le point de démissionner, avant que Jack le sache lui-même. Pourtant, malgré toute la confiance qu’il avait en Jack, ce fut seulement lorsque Ned, une fois endormi, se mit à rêver et s’avança dans les rues de la ville morte, que ses derniers doutes sur la réalité de cet endroit s’envolèrent.

Il n’avait pas perdu une seule seconde quand il s’était réveillé dans son appartement saccagé. Lorsqu’il était rentré chez lui, il était épuisé et s’était juste allongé sur le lit, sans même prendre la peine de se déshabiller. La première chose qu’il vit fut les graffitis gribouillés sur le plafond. En lettres rouge sang.

ANNA A BAISÉ AVEC TOUS LES FLICS D’OTTAWA.

Super. Tous les flics d’Ottawa au grand complet. Il s’efforça d’ignorer les graffitis – ils étaient uniquement destinés à le foutre en rogne. Pourtant, même en sachant cela, il fut incapable de refréner la colère sourde qui montait dans sa poitrine.

Il s’extirpa du lit, content d’être toujours habillé. Mais lorsqu’il chercha son pistolet, il ne parvint pas à le trouver. Il l’avait laissé sur la commode, avec sa veste, quand il s’était allongé. Maintenant il n’y avait plus rien là-bas. La commode était en morceaux. Quelqu’un avait chié sur les débris du meuble.

Était-ce ce qui était arrivé à Ron Coffey ? Il s’était réveillé, portant juste son caleçon, ou peut-être dormait-il à poil ? Il avait enfilé des vêtements en lambeaux récupérés dans son appartement puis était sorti dans la rue, essayant de comprendre ce qui se passait au juste ?

Comme si quelqu’un le savait. À moins que Jack, peut-être…

Il se rappela ce que Jack avait dit à propos de cet endroit, là-bas dans la salle des inspecteurs. C’était…

Un endroit qui se trouve à côté de notre monde, seulement nous ne pouvons pas le voir.

Excepté lorsqu’on rêvait.

De quoi as-tu rêvé la nuit dernière, Ned ?

Il quitta son appartement et s’avança dans les rues. La ville était telle que Jack l’avait décrite. Déserte. Morte. Ce n’était pas seulement le silence anormal. Les immeubles en ruine. L’aspect du ciel, comme si quelqu’un avait vomi les œufs brouillés de son petit déjeuner. Quelque chose gisait sous tout cela, une impression de désolation, comme si cet endroit n’avait jamais été conçu pour être habité par des gens. Jamais conçu pour abriter la moindre parcelle de bonheur. Uniquement une douleur sourde.

Il prit son temps et emprunta Renfrew Avenue à Glebe. Plus il s’éloignait de son appartement, plus cette impression de solitude s’installait en lui. Finalement, il fit demi-tour et revint sur ses pas.

Tu rentres chez toi, se dit-il. Tu te réveilles vite fait avant que ce qui a liquidé Baker et Coffey s’aperçoive que tu es là et te fasse cramer également.

Il n’avait rien pour se défendre. Pas de pistolet. Personne pour l’épauler. Il cherchait juste des ennuis à se balader tout seul dans les rues. Dans ces rues. Dans cet endroit.

Lorsqu’il arriva à son immeuble, il vit quelque chose qu’il n’avait pas remarqué en sortant. Une caricature du visage d’Anna, dessinée sur le côté du bâtiment. Il comprit que c’était une caricature d’Anna en voyant la façon dont les cheveux étaient dessinés. Une frange noire lui mangeait le front, le reste de sa chevelure lui descendait jusqu’aux épaules. Ses lèvres étaient peintes autour d’une fenêtre, et on avait enfoncé un poteau téléphonique à travers la vitre brisée, pour donner l’impression qu’elle lui taillait une pipe. Les mots SUCEUSE DE FLICS étaient écrits sur le poteau.

Ned serra les poings tandis qu’il regardait ça. C’était ce que cet endroit voulait faire, réalisa-t-il. L’endroit prenait ce qui comptait le plus pour vous, puis il chiait dessus. L’endroit voulait tout avilir, l’abaisser à son propre niveau abject.

Il s’approcha du poteau et entreprit de le retirer. Il s’enfonça une écharde dans une main en récompense de ses efforts, mais parvint finalement à le dégager suffisamment pour que le poteau tombe de la fenêtre. Il scruta la rue dans les deux sens. Rien ne bougeait, excepté des détritus agités par le vent.

— Moi aussi, je t’emmerde, murmura-t-il en pénétrant dans l’immeuble.

Il avait atteint le palier juste devant la porte de son appartement lorsqu’il entendit un téléphone. La sonnerie soudaine le fit sursauter. Des picotements d’inquiétude lui parcoururent l’échine tandis qu’il entrait dans l’appartement et se dirigeait vers l’endroit d’où provenait la sonnerie. Le téléphone gisait parmi les débris moisis de son divan. Il prit l’appareil et tira sur le cordon. L’extrémité du cordon n’était plus qu’une masse de fils dénudés, comme si on l’avait arraché du mur.

Le téléphone continua de sonner.

La paume moite, il tendit la main vers le combiné. Lorsqu’il le prit, il éprouva un soudain moment de vertige. L’appartement scintilla. Les meubles saccagés disparurent. L’appartement était redevenu tel qu’il avait été avant que Ned s’endorme. L’extrémité du long cordon du téléphone était enfoncée dans la prise murale. Puis il regarda sa main. Elle lui faisait toujours mal, à l’endroit où l’écharde du poteau téléphonique s’était enfoncée. La peau était toujours lacérée. Il alla jusqu’à la fenêtre et regarda au-dehors, vers Renfrew Avenue. Tout avait repris son aspect normal.

Faiblement, comme de très loin, il entendit une voix qui l’appelait. Puis il se rendit compte que la voix provenait du téléphone. Il prit l’écouteur et l’approcha de son oreille.

— Ouais ?

— Ned… c’est toi ?

Ned s’assit lentement sur le divan.

— Ouais, c’est moi, Anna.

(ANNA A BAISÉ AVEC TOUS LES FLICS D’OTTAWA)

Il songea à la ville morte. Avait-il été amené à rêver de la ville morte parce que Jack en avait parlé un peu plus tôt ? Il aurait bien voulu croire cela. Excepté qu’il avait encore mal aux épaules à la suite de ses efforts pour déloger le poteau téléphonique. Et la peau de sa main était toujours percée par l’écharde.

— Est-ce que tu vas bien ? demanda Anna.

(SUCEUSE DE FLICS)

Suceuse de flics, suceuse de bites. Un jeu de mots très fin, non ? Lorsqu’il mettrait la main sur l’enfoiré qui raffolait de ces petits jeux, il le…

— Ned ?

Il s’obligea à porter toute son attention sur le moment présent. Une chose à la fois.

— Je suis là, fit-il. Juste un peu patraque.

— Oh, zut. Je t’ai réveillé, hein ?

— Ne t’en fais pas. J’allais me lever, de toute façon. Qu’y a-t-il ?

— C’est juste… Bon sang, je me sens tellement stupide maintenant.

— Il y a une chose que tu ne seras jamais, Anna, et c’est d’être stupide.

— Tu es bien placé pour le savoir.

Son ton était désinvolte, mais Ned percevait la tension dans sa voix.

— Je suis toujours là pour toi, dit-il. Tu le sais. Vas-y, raconte.

— Je le sais, Ned. Mais tout est allé de travers, aujourd’hui. J’ai essayé de téléphoner à Jack, mais je n’ai pas réussi à le joindre de toute la journée – même par l’intermédiaire de son service des abonnés absents. Il ne les a pas appelés, non plus. Il avait un comportement bizarre, à cause de cette affaire de la nuit dernière. Et Beth a disparu. Elle a quitté la maison sans fermer la porte à clé, elle n’a pas pris son sac à main et elle ne s’est pas présentée à son travail. Et nous avons toutes les trois fait des rêves étranges, ce matin… Seigneur, je me sens tellement déboussolée et inquiète…

— Des rêves ?

Anna laissa échapper un rire nerveux.

— Je dois te paraître complètement barjo.

— Quel genre de rêves ? Et qui a fait ces rêves ?

— Eh bien, Cathy a dormi à la maison cette nuit… Tu te souviens d’elle, hein ? Elle a fait ces rêves. Ainsi que Beth et moi. Toutes les trois nous avons fait le même rêve. C’était comme si quelque chose était arrivé à tous les habitants de cette ville, et nous marchions au hasard dans ces rues désertes…

— Tu as parlé de ces rêves à Jack ?

— Non. Pourquoi l’aurais-je…

— D’où me téléphones-tu, Anna ?

— De chez moi. Mais, Ned…

— Ne bouge pas de chez toi. J’arrive tout de suite.

— Ned, tu commences à me faire peur.

— Désolé. Mais… Écoute, je te raconterai tout ça lorsque je te verrai. Surtout ne bouge pas de chez toi. Et, Anna, ne t’endors pas.

— Ned, tu es…

— Dix minutes, Anna.

Il raccrocha puis composa le numéro de son coéquipier, emportant le téléphone dans la chambre à coucher tandis qu’il sonnait à l’autre bout de la ligne. Il posa l’appareil sur la commode et enfila sa veste. Ernie Grier décrocha alors qu’il fixait son P .38 sur sa ceinture. Du côté gauche, afin de le sortir plus vite de son étui, et non du côté droit, comme il le faisait habituellement.

— Ernie ? C’est Ned.

— J’espère que ce sont de bonnes nouvelles, mon vieux, parce que moi, je n’ai pas eu une très bonne journée. Judy se comporte avec moi comme si j’avais attrapé le sida ou je ne sais quoi, ma gosse rentre à la maison et ne me parle même pas, et je suis allongé ici, à essayer de me reposer, mais j’ai peur de m’endormir à cause de tous ces trucs que tu m’as racontés… Je te le dis, c’est pas le pied.

— Ouais, eh bien, ça ne va pas s’arranger. Tu te rappelles où habite la sœur de Jack ?

— Anna ? Bien sûr. Pas très loin de la maison de ce type, Baker.

— Rejoins-moi là-bas le plus tôt possible, d’accord ?

— Que se passe-t-il, Ned ?

— On se retrouve là-bas.

Il raccrocha avant que Grier puisse dire quelque chose. Il ouvrit le tiroir de la commode et prit sous ses chaussettes une boîte de balles supplémentaires, puis il se dirigea vers la porte. Il était dans l’escalier lorsque le téléphone recommença à sonner dans l’appartement, mais il continua de descendre les marches. Si c’était Anna ou Ernie, il leur parlerait de vive voix dans peu de temps. Si c’était quelqu’un d’autre, il n’avait pas une minute à lui consacrer pour le moment.