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Il ne manquait plus que ça, pensa Cathy.

Après ses achats au Rideau Center avec Anna, elle était rentrée chez elle et s’était endormie sur son divan, mais, lorsqu’elle se réveilla, ce fut pour se retrouver dans le rêve qu’elle avait fait ce matin. Excepté que, cette fois, c’était son appartement qui était dévasté, pas la maison d’Anna.

L’endroit donnait l’impression d’avoir été saccagé pendant qu’elle dormait. Non, pensa-t-elle en se levant d’un bond. Il y avait trop d’odeurs de pourriture et d’ordures anciennes pour que cet acte de vandalisme fût récent. Elle brossa de la main ses vêtements où des morceaux moisis du divan s’étaient collés pendant qu’elle était allongée sur celui-ci. C’était l’aspect qu’aurait eu son appartement si George Romero avait décidé d’y tourner un film, un truc se passant quelques années après qu’ils ont largué leurs putains de bombes.

Des graffitis sur le mur retinrent son regard. Un homme dessiné maladroitement, un hachoir de boucher à la main, se penchait sur les restes sectionnés d’une femme dessinée tout aussi maladroitement. Sous le dessin, il y avait les mots : TU MOURRA EN URLANT.

Bravo pour l’orthographe, pensa-t-elle. Elle s’efforçait de prendre la chose à la légère. Mais, dessin maladroit ou non, les graffitis l’inquiétaient, laissaient un goût amer dans sa gorge. Cela ressemblait trop à… une promesse.

Il est temps de se réveiller, se dit-elle.

Il est temps de foutre le camp d’ici.

Elle ferma les yeux et se concentra pour se réveiller, mais sans résultat. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, rien n’avait changé. Excepté que la puanteur était encore plus immonde. Elle se pinça et réussit seulement à se faire un bleu.

Que devait-elle faire pour foutre le camp d’ici ?

Elle fut incapable de trouver une réponse, aussi quitta-t-elle son appartement. Il y avait des graffitis, tous obscènes, sur les murs des corridors et dans la cage d’escalier. Ses talons hauts produisaient un claquement sourd sur les marches. Sa jupe courte était trop serrée. Pas les fringues idéales pour partir à la découverte, songea-t-elle.

Une fois au-dehors, elle serra les bras sur sa poitrine et contempla avec stupeur le spectacle de désolation autour d’elle. Les rues étaient défoncées. Les murs de l’église en face étaient barbouillés de toutes les grossièretés imaginables. Le ciel était chargé de nuages d’un jaune malsain qui touchaient presque le dernier étage de son immeuble, le Marquis. Tout était si silencieux. Elle s’aperçut qu’elle tendait l’oreille et cherchait à déceler quelque chose. N’importe quel bruit. Si seulement il y avait quelqu’un d’autre dans les parages…

Peut-être était-ce mieux ainsi, songea-t-elle en regardant les graffitis.

Elle commença à marcher. Lorsqu’elle eut traversé le pont Pretoria, à quelques blocs au nord de son immeuble, et passa devant le commissariat de police sur Elgin, elle décida d’aller chez Janice. Celle-ci occupait l’appartement du bas d’une maison de brique rouge à un étage sur Gilmour Street, juste à un bloc et demi à l’est d’Elgin. Une fois arrivée devant la maison, elle fit halte et l’observa durant de longs instants. La véranda s’était affaissée. Toutes les vitres étaient brisées. Quelqu’un avait abattu le grand chêne sur la pelouse – l’herbe était complètement morte, maintenant – et l’arbre gisait devant la maison. À moitié dans la rue et à moitié sur la pelouse.

Janice n’était certainement pas dans cette maison délabrée. Alors qu’est-ce qu’elle faisait ici ? La maison – toute la rue – donnait l’impression que personne n’avait vécu ici depuis des années. Elle contourna néanmoins l’arbre abattu et gravit les marches de la véranda. Elle se prit le talon dans une marche branlante, mais par bonheur il ne se cassa pas. Ensuite elle fit attention où elle posait ses pieds. Elle poussa la porte affaissée sur ses gonds et pénétra dans l’appartement de Janice.

C’était moins cradingue que chez elle. En fait, le séjour donnait l’impression d’avoir été nettoyé. Il y avait très peu d’ordures sur le parquet. On avait placé une table et deux chaises devant la fenêtre, et un vase contenant des roses en plastique était posé sur la table. Les graffitis sur les murs semblaient ternis – comme si on avait essayé de les effacer.

Elle entendit un léger bruit et se détourna du séjour pour scruter le couloir qui conduisait à la cuisine, à la chambre à coucher, et à la salle de bains.

— Janice ? appela-t-elle doucement.

Le bruit avait été proche – probablement dans la salle de bains. Un genre de grattement. Elle fit un pas dans le couloir.

— C’est toi, Janice ?

Il n’y eut pas de réponse. Le bruit ne se reproduisit pas. Le silence était un peu déconcertant. La maison qui se tasse, c’est tout, pensa Cathy. Ou peut-être… peut-être un rat ?

Cette pensée la fit frissonner, mais elle continua de s’avancer vers la salle de bains. Lorsqu’elle atteignit la porte, elle appela doucement à nouveau, puis poussa le battant. La porte s’ouvrit sur une salle de bains vide. Plutôt propre, comme le reste de l’appartement. Le rideau de la douche, que Janice avait ajouté à l’antique baignoire à pied de griffon, était complètement tiré.

Pas question que je regarde derrière ce rideau, se dit Cathy.

Pourtant elle s’approcha. Tendit une main pour écarter le lourd plastique au motif à fleurs. Le tira violemment.

Le hurlement qui montait dans sa gorge se perdit dans sa tentative frénétique pour sortir à reculons de la salle de bains. Elle heurta le mur derrière elle, perdit l’équilibre sur ses talons hauts, et glissa vers le carrelage. Elle tremblait tellement qu’elle était incapable de se relever. Elle pouvait seulement regarder fixement.

Le cadavre.

Un corps entièrement nu, la peau d’une blancheur éclatante, pendu à la tringle du rideau opposé par une corde confectionnée avec une veste en jean déchirée en lambeaux.

Un corps éventré, les entrailles se répandaient hors de l’horrible entaille.

Le sang séché formait une mare au fond de la baignoire.

Les traits tuméfiés étaient boursouflés, presque méconnaissables.

Mais pas suffisamment.

Elle voyait encore Janice dans ces traits boursouflés. Les yeux morts, baissés vers elle, la fixaient. La langue bleu-noir sortait d’entre les lèvres gonflées.

Ce fut lorsque le bras eut un mouvement convulsif que Cathy bougea. Le bras se leva pour se tendre vers elle. Un son sortit d’entre ces lèvres immondes.

— … ah thii…

Son prénom. La chose l’appelait par son prénom.

Elle trouva la force de se remettre debout et s’enfuit de l’appartement. Elle perdit une chaussure dans le séjour, l’autre sur la véranda. Cela n’avait aucune importance. Elle courait dans la rue, indifférente aux meurtrissures que l’asphalte défoncé infligeait à ses pieds protégés seulement par ses bas.

Le son semblait la poursuivre…

(… ah thii…)

… emplissait sa tête…

(… te… veeeux…)

… de ses syllabes horriblement brouillées. Jusqu’à ce qu’un autre son le recouvre. Une musique. Une musique synthétisée. Mais elle contenait également des voix. Des cris de douleur et de peur. Un son douloureux, insupportable. Mélangées à cela, il y avait des répliques, de petites détonations sèches, comme les pétarades d’une voiture.

S’il vous plaît, mon Dieu, pria-t-elle comme elle courait. Je ne serai plus jamais mauvaise, plus jamais. Je vous…

Soudain elle fut sur Elgin Street. Un homme se tenait au milieu de la chaussée…

(Jack !)

… et braquait un pistolet sur… Lorsqu’elle vit la créature monstrueuse qui se jetait sur Jack, elle s’arrêta de courir, glissa et tomba la tête la première dans un tas de gravats. Un hurlement semblable à une sirène s’échappa de sa bouche, mettant sa gorge à vif. Jack se tourna vers elle.

Et la créature fit de même.