Jack fut obligé d’errer un peu avant d’être à même de repérer avec précision la direction d’où venait la musique. C’était déconcertant d’être dans la ville et que celle-ci soit aussi silencieuse. Juste le vent, il parcourait les rues désertes, s’engouffrait par les fenêtres et les portes brisées. Et la musique. Un murmure, mais il était impossible de l’ignorer. Elle semblait venir de partout à la fois.
Il se dirigea vers le nord sur Elgin Street, dans la direction où il percevait qu’elle était la plus forte. Lorsqu’il approcha de Gladstone Avenue, à quelques blocs du commissariat, il sut qu’il avait fait le bon choix. Il fit halte au coin et pencha la tête de côté pour écouter.
La musique était plus forte maintenant. Il entendait les voix qui avaient été trafiquées au synthétiseur pour sonner comme des instruments. Mais elles exprimaient une souffrance non dissimulée. Un désespoir, dans chaque note. Cela fit se hérisser les poils sur sa nuque. Il sortit le P .38 de son étui et le tint plaqué contre sa jambe tandis qu’il avançait de nouveau.
À un bloc et demi plus au nord, il sut qu’il était presque arrivé à la source de la musique. Il pensa à l’ange… (au corps gonflé de Janet Rowe flottant sur la rivière)
… elle se retournait…
(sa peau éclatait et l’essaim d’insectes s’envolait)
… et il fit halte. Il regarda autour de lui. Il s’était habitué à l’horrible puanteur dans l’air, mais ses yeux commençaient à le brûler, irrités par ce qu’il y avait dans cette couche de smog qui planait sur la ville. Apparemment, il faisait un peu plus sombre maintenant. L’approche de la nuit ? Depuis combien de temps était-il ici, au fait ?
Il consulta sa montre. Elle lui apprit qu’il était presque quatre heures un quart. Mais la petite aiguille ne se déplaçait pas. Il approcha la montre de son oreille. Elle s’était arrêtée. Il pouvait être n’importe quelle heure. Il écouta la musique et se demanda s’il serait capable d’aller jusqu’au bout. Lui faire face à nouveau…
(sa peau formant une flaque sur le sol, là où elle s’était tenue)
… ne semblait plus du tout une idée géniale, contrairement à ce qu’il s’était dit avant de s’endormir. Si cet endroit était réel, si des gens pouvaient être tués ici, leurs corps renvoyés à travers cette membrane, ou quoi que ce fût, qui séparait les deux mondes…
Il pouvait être la prochaine victime.
Personne n’a jamais dit que ce serait facile, songea-t-il.
Et il n’avait même pas laissé un mot. Personne ne savait qu’il était ici. Ned s’en douterait peut-être, mais la réalité de cet endroit était une notion tellement dingue qu’il ne pensait pas que Ned, malgré les visions fugaces qu’il en avait eues, fût capable d’admettre la possibilité de son existence, encore moins que cet endroit existait réellement.
Jusqu’à ce que le cadavre de Jack réapparaisse dans le monde réel, à l’endroit même correspondant à celui où il aurait écopé ici. Surgissant de nulle part. La peau brûlée jusqu’à l’os…
Alors, quelqu’un prendrait peut-être cette affaire au sérieux. Autrement, sûr et certain que personne ne le ferait… à moins d’avoir des preuves, et Jack ne savait pas de quelle façon il pourrait les obtenir.
Personne ne croirait à l’existence de cet endroit ?
Peut-être bien.
Mais ils devraient dormir, tôt ou tard. Et il savait que Ned au moins s’amènerait ici la prochaine fois qu’il se mettrait au pageot.
Le poids dans sa main droite l’aida à prendre une décision. Il baissa les yeux vers le P .38 puis, le plaquant à nouveau contre sa jambe, le canon pointé vers l’asphalte défoncé, il traversa la chaussée à pas feutrés. Il y avait un grand immeuble de brique au coin d’Elgin et de Waverly. Toutes les vitres avaient explosé. Le côté faisant face à Waverly présentait un trou de la taille d’une Volkswagen, des briques et des immondices gisaient tout autour, tels des décombres. Le côté faisant face à Elgin constituait un ahurissant collage de graffitis. Toutes les inscriptions étaient violentes. Menaçantes. À l’approche de Jack, un rat détala et disparut dans l’énorme trou. La musique venait d’Elgin Court, la petite galerie marchande située au sous-sol, juste au nord de l’immeuble.
Jack se remémora les boutiques qui se trouvaient là-bas. Il ne devait pas y en avoir plus de quatre. Le café glacier. Un salon de coiffure. Un restaurant mexicain. Shake Records, où Anna achetait tous ses disques de blues et ses albums d’importation.
Il s’approcha lentement du coin, avança la tête, puis se rejeta en arrière aussitôt. Il analysa ce qu’il avait vu. Très pro, le vrai flic. Il répéta ces mouvements avec les mêmes résultats. Se frottant le visage de sa main libre, il prit une profonde inspiration, puis tourna le coin, pistolet braqué, sa main gauche serrait son poignet droit pour assurer sa prise.
Rien à voir. Les vitrines des boutiques avaient toutes été brisées. Il y avait d’autres graffiti. Un incroyable fouillis devant la boutique de disques. Des disques et des CD sortis de leurs pochettes et de leurs coffrets, des cassettes dont les bandes avaient été retirées en de longs serpentins marron. Des journaux et des revues collés ensemble par les intempéries en des formes abstraites en papier mâché.
La musique provenait de l’intérieur de la boutique de disques. Quelqu’un avait arraché le S et le H de l’enseigne au néon de telle sorte qu’elle indiquait AKE RECORD [3].
Très drôle.
Jack s’avança vers le court plan incliné, évitant d’emprunter l’escalier un peu plus loin, et descendit le talus de terre et d’herbe morte à côté de l’immeuble. Pistolet braqué. Pointé sur la boutique de disques.
Il connut un instant de désarroi tandis qu’il la contemplait. La boutique semblait deux fois plus grande que dans son souvenir, comme si elle avait absorbé la boutique attenante. Puis il se rappela que Anna lui avait dit qu’ils s’étaient agrandis un mois auparavant. Deux fois plus d’espace. Il y a davantage de lumière, c’est super, avait-elle déclaré.
Si elle avait vu la boutique maintenant !
Bon Dieu ! non. Faites qu’elle ne voie jamais cet endroit tel qu’il est. Dans ce monde.
Il sauta du talus, à l’endroit où celui-ci aboutissait à un muret de pierre. Ses rangers produisirent un claquement sec. La musique n’avait diminué de volume à aucun moment. Trois pas rapides et il fut sur le seuil. Il fit pivoter son pistolet de gauche à droite, couvrant tous les angles, puis s’immobilisa brusquement car quelque chose bougea dans un monceau d’ordures.
Le Centennial Smith et Wesson ne comportait pas le cran de sûreté habituel. On ne pouvait pas tirer si on ne le tenait pas d’une certaine façon. Il fallait appuyer sur la crosse aussi bien que sur la détente.
Les doigts de Jack commencèrent à appuyer alors qu’une tête surgissait des immondices, puis ils relâchèrent leur pression.
Des détritus tombèrent de la silhouette, et Jack aperçut un vieux clochard portant un pantalon informe et une veste sport. Pas de chemise. Le dessus de ses chaussures, découpé aux orteils, laissait apparaître des chaussettes sales. L’homme était coiffé d’un chapeau de paille auquel il manquait le bord. Il tenait dans une main une bouteille de Jack Daniel’s, à moitié vide. Un bourbon de première bourre pour un clodo. Son visage était une carte routière de tous les taudis et des bouges où il avait atterri au cours de ces vingt dernières années. Des cheveux filandreux dépassaient de dessous le chapeau. Il n’était pas rasé et le noir de sa barbe piquante ressortait sur la pâleur excessive de sa peau. Ses yeux n’étaient guère plus que des trous sombres.
Jack garda le canon du P .38 pointé sur le clochard. Il regarda vivement de part et d’autre de l’homme, cherchant la source de la musique. Il repéra le lecteur de cassettes au moment même où le clochard avançait la main vers l’appareil. Aussitôt, Jack commença de nouveau à appuyer sur la crosse et la détente, mais l’homme ne fit que presser le bouton « arrêt ».
La musique mourut au milieu d’une note. La râpe qui avait frotté continuellement contre son échine et irrité chacun de ses nerfs, les faisant hurler, disparut brusquement.
Le silence était presque douloureux.
— Tu as l’air plutôt flapi, dit le clochard. (Il tendit à Jack la bouteille de Jack Daniel’s.) Bois un coup, étranger.