Jody et Kirk.
« Comment le sais-tu ? C’est impossible ! » avait voulu crier Beth à Cathy.
Elle n’avait jamais parlé d’eux à quiconque, même pas à Anna ou à son analyste. Elle s’assit sur son lit, la maison était silencieuse autour d’elle, maintenant que Anna et Cathy étaient sorties pour faire du shopping.
Jody et Kirk.
Le seul fait de penser à eux… et sa peau devint moite de peur.
Cela s’était passé douze ans auparavant, alors qu’elle avait quatorze ans. Elle se trouvait dans son second foyer d’accueil, parce que Mr. Grégoire, dans le premier, avait commencé à venir dans sa chambre lorsque Mrs. Grégoire n’était pas là, exactement comme papa l’avait fait. Il voulait les mêmes choses, il voulait lui apprendre ce qu’était l’amour, exactement comme papa. Excepté que ce qu’ils faisaient n’était pas de l’amour. Cela n’avait rien à voir avec ce que l’amour était censé être – des sentiments chaleureux entre deux personnes qui avaient de l’estime l’une pour l’autre. Cela la faisait se sentir sale. Après, chaque fois, elle se lavait à grande eau. Jusqu’au jour où c’était devenu insupportable.
Cette dernière nuit, elle était sortie de la maison des Grégoire en hurlant. Elle s’était enfuie dans la rue pour s’effondrer sur la pelouse des voisins, juste vêtue de sa chemise de nuit. La tête rejetée en arrière, des larmes coulaient sur ses joues. Ses bras serrés violemment autour de sa poitrine. Des crampes dans son estomac. Un feu douloureux se propageait d’entre ses jambes. Sa joue était encore brûlante, là où Mr. Grégoire l’avait frappée.
Les services de protection de l’enfance l’avaient emmenée. Des semaines à l’hôpital s’ensuivirent. Puis le second foyer d’accueil.
Et Jody et Kirk.
Elle vivait avec les Halpin depuis presque un an et demi maintenant. Le passé n’était pas oublié, mais on pouvait l’enfermer dans une vieille boîte et le ranger derrière la pile des souvenirs plus agréables qui s’accumulaient lentement. Les Halpin étaient gentils avec elle, sans être démonstratifs physiquement – on leur avait dit comment elle réagirait à n’importe quelle sorte de contact physique – mais ils étaient attentionnés.
Ils avaient une fille. Cassie était d’un an l’aînée de Beth et, après une certaine froideur initiale, elle sembla l’accepter, sinon comme une sœur, du moins comme une confidente. Beth commença à se sentir mieux, à reprendre confiance. Elle apprenait à espérer de nouveau. Commençait à croire qu’il pouvait y avoir de bonnes choses dans la vie, même pour quelqu’un comme elle.
Puis survint le bal du lycée.
Jody et Kirk.
Pourquoi était-elle allée à ce bal ?
C’était un rendez-vous entre deux couples, Beth et Jody, Cassie et Kirk, tous les quatre dans l’Oldsmobile flambant neuve que le père de Kirk avait prêtée à son fils pour cette soirée mémorable. Après le bal, ils allèrent acheter des hamburgers et les mangèrent dans la voiture. Et après les hamburgers, ils repartirent et se garèrent dans un endroit tranquille. Près des carrières de sable. Et quelqu’un proposa aux autres d’aller se baigner. Ils prirent deux couvertures dans le coffre et les apportèrent au bord de l’eau. Les garçons se déshabillèrent, gardant leur caleçon. Cathy garda son soutien-gorge et sa petite culotte. Mais Beth ne se déshabilla pas. Elle n’avait pas envie de se joindre à eux. Elle protesta tout le temps, gentiment, mais s’efforçait de se montrer ferme.
La lune était apparue dans le ciel, pas tout à fait pleine mais assez brillante pour montrer les cicatrices sur le dos de Beth, là où papa l’avait brûlée avec le bout rougeoyant de ses cigarettes. Cassie savait. Elle avait vu les cicatrices. Alors pourquoi se mettait-elle de la partie, insistant pour que Beth vienne se baigner avec eux ? Pourquoi ne la laissaient-ils pas tranquille ? Pourquoi n’allaient-ils pas se baigner tandis qu’elle resterait ici, assise sur les couvertures ?
— Oh, ne fais pas ta chochotte, dit Cassie.
Ce soir il y avait quelque chose de différent chez elle, réalisa Beth. Quelque chose de sombre lui souriait de derrière les yeux de Cassie. Beth commença à reculer devant cette soudaine inconnue, mais Cassie fut plus rapide qu’elle.
— Non, tu restes là, Miss Perfection.
Sa prise était douloureuse sur le bras de Beth.
— Cassie, je t’en prie…
Cassie se tourna vers les garçons.
— Cassie, je t’en prie, la singea-t-elle.
Lorsqu’elle se retourna vers Beth, la métamorphose de la sœur d’adoption en une inconnue était totale.
— J’en ai tellement marre de toi, dit-elle. Toujours rentrée à la maison à l’heure, faisant toujours ce qu’on te dit de faire. Si foutrement irréprochable. Des notes excellentes. Et moi, de quoi j’ai l’air, tu y as déjà pensé ? Ha ! une petite pute qui baisait avec son père quand elle avait… quoi ? Sept ans ? Six ans ? Tu ne peux pas retirer ta jolie robe de bal parce que nous verrions trop bien ton petit corps en chaleur ?
— Cassie…
Cassie lui cracha au visage.
— Ôte ta robe, sinon je la déchire.
Beth tenta de se dégager à nouveau, les yeux noyés de larmes.
— Merde, dit Jody. On devrait peut-être laisser tomber…
Cassie se tourna vivement vers lui.
— Je vous ai promis que vous vous amuseriez, les gars. Vous n’allez pas vous défiler ?
— Ouais, fit Kirk. Amène-toi, Jody. On va pas lui faire de mal, on va juste la ramoner un bon coup. Bordel, c’est pas comme si elle était vierge, d’accord ?
Beth tira désespérément, mais la prise sur son bras était trop ferme. Lorsqu’elle commença à lever une main, Cassie la gifla. Violemment. Et encore. Alors Beth se replia sur elle-même et tomba à genoux sur la couverture. C’était comme avec papa. Ou avec Mr. Gregoire. La même chose. C’était ce qu’ils voulaient tous…
Ce fut à peine si elle sentit les doigts de Cassie déboutonner sa robe dans le dos et la faire passer par-dessus sa tête. Kirk lui arracha son soutien-gorge, puis sa culotte. Il ôta son caleçon, son pénis durci se mit au garde-à-vous, et il la poussa sur la couverture.
— Prends-le dans ta bouche, lui dit-il.
Il s’accroupit sur elle, son pénis pressé contre les lèvres de Beth. Ses fesses lui écrasaient les seins et le poids de son corps l’empêchait de respirer. Lorsqu’elle ouvrit la bouche, il enfonça son sexe. Violemment. Elle suffoqua.
— L’autre trou est pour toi, Jody ! dit-il.
Les hésitations que Jody avait pu avoir avaient disparu depuis longtemps. Il se glissa entre les jambes de Beth et enfonça son pénis gonflé en elle, ses bras sur les épaules de Kirk tandis qu’il commençait à donner des coups de boutoir.
Jody et Kirk.
Et Cassie. Elle se tenait à proximité, observait cela par les yeux de cette inconnue. Tandis qu’ils la besognaient, encore et encore. Devenaient plus brutaux à chaque fois. Encouragés par Cassie.
Beaucoup plus tard, les garçons allèrent se nettoyer dans l’eau. Cassie s’agenouilla près de la tête de Beth, elle caressa et écarta les cheveux du front de Beth, souriant alors que Beth tressaillait à chaque caresse de ses doigts.
— Si tu le dis à quelqu’un, fit Cassie d’une voix douce, comme si elles parlaient de devoirs à la maison, je te tue. Et je ne plaisante pas, crois-moi, sale petite pute.
Les Halpin dormaient lorsqu’elles rentrèrent à la maison, mais, le lendemain, ils remarquèrent le brusque changement chez leur fille d’adoption. Les yeux caves. La façon dont Beth était rentrée en elle-même à nouveau. Exactement comme à son arrivée.
— Jody l’a plaquée hier soir, expliqua Cassie. Je crois qu’elle le prend plutôt mal.
— Ne t’en fais pas, ma chérie, avait dit Mrs. Halpin. Il y aura d’autres garçons.
Jamais, avait pensé Beth à ce moment-là. Plus jamais.
Lorsque Mrs. Halpin toucha son épaule, elle tressaillit. Elle garda les yeux baissés. Elle ne dit rien. Au lycée, ses notes furent catastrophiques. Dès qu’elle le put légalement, elle quitta la maison des Halpin et alla s’installer à Ottawa. Mais elle ne dit rien. Parce qu’elle savait dorénavant qu’elle était bien ce que Cassie avait dit qu’elle était. Une petite pute. Sinon, pourquoi les gens la traitaient-ils de cette façon ?
Il fallut Walt pour la sortir de tout ça. Walt, qui était si gentil lorsqu’ils se rencontrèrent, toujours attentionné. Qui changea après leur mariage, exactement comme Cassie avait changé. La traitant comme la dernière des dernières. Parce que c’était ce qu’elle était. La dernière des dernières.
Walt.
Jody et Kirk.
Mr. Grégoire.
Son propre père.
Elle pleura, la tête enfouie dans son oreiller. Quand ils étaient cachés, elle pouvait faire comme si la boîte des mauvais souvenirs n’existait pas. Mais la boîte était vieille et gonflée de souffrances dont elle ne se souvenait que trop bien. Et lorsque la boîte cédait et s’ouvrait…
Le rêve de la nuit dernière. Elle s’était sentie tellement bien, tandis qu’elle s’en souvenait. Et puis Cathy avait mentionné ces graffiti. Et ces noms.
Jody et Kirk.
Il avait fallu que Cathy intervienne et rouvre toutes ces plaies non cicatrisées. Pourquoi le passé ne pouvait-il pas disparaître ? Pourquoi tout et tout le monde ne la laissaient-ils pas tranquille ? Pourquoi ne pouvait-elle pas être ce qu’elle était dans son rêve de la nuit dernière ?
Forte.
Sûre d’elle.
Le souvenir de son vol au-dessus des plaines mortes aida à calmer la douleur qu’elle ressentait. C’était si paisible là-bas. Elle aurait pu y voler pour l’éternité. Et elle comprit… Si cet endroit était réel, si Jody et Kirk étaient là-bas… Elle saurait comment les traiter. Elle leur apprendrait ce qu’était la souffrance.
Elle se redressa lentement. Elle entendait quelque chose mais n’était pas certaine de ce que c’était. Puis elle réalisa que c’était la sonnette de la porte d’entrée.
Fichez le camp, pensa-t-elle.
Elle ne pouvait voir personne dans cet état. Ses yeux rougis et gonflés par les larmes. Sa gorge tellement nouée qu’elle avait du mal à respirer. Mais la sonnette continuait de retentir. Finalement elle se leva et fit couler de l’eau, se tamponna les yeux. Elle enfila un jean et un chandail, puis descendit au rez-de-chaussée. Elle prit, sur une table basse dans le séjour, les lunettes de soleil d’Anna pour cacher ses yeux. Mais d’abord elle regarda par l’œilleton.
Un liyreur.
Elle chaussa les lunettes de soleil et entrouvrit légèrement la porte.
Le livreur leva les yeux vers elle.
— Mademoiselle… (Il regarda le bordereau qu’il tenait dans sa main) Green ? Elizabeth Green ?
Beth acquiesça. Posé près des pieds de l’homme, il y avait un grand carton.
— Je n’ai rien commandé, dit-elle.
Le livreur regarda son bordereau à nouveau.
— Elizabeth Green. Harvard Avenue. C’est forcément ici, ma petite dame. Vous voulez que je porte ce carton à l’intérieur ? C’est plutôt lourd.
— Non. Je… c’est-à-dire…
— Comme vous voudrez.
Beth se rendit compte tout à coup qu’elle était parfaitement stupide. En plein jour. Que pouvait-il faire ? Elle ouvrit la porte un peu plus.
— Excusez-moi, dit-elle. Entrez, je vous en prie.
Le livreur se baissa pour prendre le colis, grogna en soulevant. Beth s’effaça pour le laisser passer. Une ombre se projeta sur la lumière du soleil qui entrait par l’embrasure de la porte, et Beth tourna la tête de ce côté. Son cœur sembla s’arrêter dans sa poitrine. Walt.
— Salut, poupée, dit-il. Je suis venu te chercher. On rentre à la maison.